« L’important c’est de télétravailler ! ». Les incitations de l’État au télétravail pendant les Jeux Olympiques et Paralympiques 2024

Par Sophie Louey, Sciences Po Paris et CEET-Cnam

mis en ligne le 4 juin 2024

Source : Ministère chargé des transports, février 2024.

Cette affiche visible dans les rues, stations de métro, gares ou encore sur les réseaux sociaux numériques de ministères ou même dans la presse, est un appel direct à recourir au télétravail pendant les Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) qui se tiendront en France, et principalement à Paris, de juillet à septembre 2024.

Depuis janvier 2024, le ministère chargé des transports publie sur sa plateforme « anticiperlesjeux », sous forme de kits avec des fichiers téléchargeables et des notices de conseils, des recommandations de pratiques relatives aux JOP dont ce visuel fait partie. La campagne repose sur une transformation de l’adage « l’important, c’est de participer » en un slogan : « l’important, c’est d’anticiper »[1]. L’image ici retenue est tirée de cette campagne. Elle comprend une formule explicite : « pour gagner du temps pendant les jeux l’important c’est de télétravailler ! ». Le message relie directement le gain de temps de déplacement entre le domicile et le site de travail – par sa diminution, voire sa suppression – à la pratique du travail à domicile en mobilisant le registre discursif de la compétition (« jeu », « gagner »). Il est néanmoins étonnant que cette promotion du télétravail mette en scène des conditions de travail à domicile inadaptées à au moins trois égards.

Tout d’abord, la femme télétravaille avec un ordinateur portable sans avoir un écran supplémentaire qui permettrait de corriger la posture. Ici, elle doit donc incliner la tête pour regarder l’écran alors que les préconisations de bonne posture sont celles d’avoir les yeux en alignement avec l’écran afin d’éviter une position courbée. Ensuite, la télétravailleuse est assise sur une chaise inadaptée puisqu’il est flagrant qu’il ne s’agit pas d’une chaise ergonomique. Ces deux premiers éléments (la posture et l’assise) mènent à des risques de troubles musculosquelettiques (TMS). Enfin, la position de l’animal domestique, un chat sur le bureau à proximité directe d’une tasse pouvant contenir un liquide, permet certes à l’observateur ou observatrice de comprendre qu’il s’agit d’un domicile privé et non d’un site employeur, mais renvoie aussi à des brouillages d’espaces. Cette mise en scène d’un télétravail paisible mais ici mal pratiqué est l’occasion de rappeler que des incidents arrivent régulièrement en situation de télétravail[2].

La mise en scène de ce télétravail non exemplaire permet à celles et ceux qui réalisent un travail ou des tâches de travail en utilisant un ordinateur de se reconnaître. Néanmoins, la non-exemplarité de l’exercice du télétravail qui est promue questionne. D’autant que des enquêtes menées sur le télétravail pendant les périodes de confinement ont déjà mis en avant combien les salarié·es étaient inégaux et inégales face et dans la pratique du télétravail[3]. D’autres études post crise sanitaire montrent aussi des liens directs entre la pratique du télétravail et l’augmentation de certains TMS comme la lombalgie[4]. Constatant que les arrêts maladies ont diminué depuis l’extension du télétravail, ces études font par ailleurs l’hypothèse qu’il s’agit d’une moindre déclaration des maladies plutôt que d’une diminution des maladies[5].

Si toutes et tous sont visé·es en tant que potentiel·les télétravailleur·euses, il est utile ici de rappeler que tous les métiers ne sont pas télétravaillables et que tou·tes les travailleur·ses n’ont pas accès au télétravail y compris quand certaines de leurs tâches sont télétravaillables[6]. D’ailleurs, la campagne de communication livre de multiples arguments pour convaincre non seulement de l’utilité, mais aussi de son recours comme option viable. Des domaines d’activités où il serait possible de le pratiquer (sans passer par une distinction de métier) sont par exemple listés. L’augmentation de productivité en télétravail est mise en avant (par une diminution de l’absentéisme ou encore une diminution des temps de trajet pouvant être convertie en temps de travail par exemple). L’isolement est présenté comme évitable par la pratique du télétravail… Ailleurs que chez soi (dans des espaces de coworking ou encore… des cafés). Ces arguments sont particulièrement opportunistes dans la mesure où dans beaucoup d’entreprises les renégociations des accords télétravail tendent plutôt à limiter ou réduire le recours au télétravail. Pour ce faire, les directions mobilisent les mêmes arguments que ceux utilisés dans la campagne… pour le défendre. Ils visent directement à convaincre de limiter les déplacements domicile-travail pour « gagner en confort et en tranquillité »[7] et à assurer que le travail restera possible pendant cette période. Ce « confort » est relatif si l’on revient au visuel de la campagne qui met en scène de mauvaises conditions de télétravail. La communication banalise cette mauvaise pratique par le recours au terme de « jeux » qui met à distance le méga évènement mais aussi par l’exposition d’une télétravailleuse seule chez elle, paraissant en dehors de l’évènement.

L’image montre en fait le télétravail tel qu’il est communément pratiqué : seul e, assis·e chez soi et travaillant avec un ordinateur. Elle visibilise aussi de mauvaises conditions de télétravail qui sont fréquemment invisibilisées. Bien que le télétravail soit une pratique individuelle, il s’inscrit dans un cadre réglementaire au niveau des entreprises. Ce dernier est dès lors doté d’une dimension collective. Cette communication de l’État renvoie à trois enjeux du télétravail qui sont invisibilisés : sa régulation, sa forme et le contexte social dans lequel il s’inscrit.

L’inscription juridique du télétravail dans le Code du travail

Alors que le télétravail est une pratique individuelle et volontaire, elle est collectivement négociée dans le cadre d’accords dans les entreprises. En 2021[8], 22 % des salarié·es en France travaillaient chaque semaine ; 6 % des salarié·es ont télétravaillé cette même année plus de 50 % de leurs temps de travail alors qu’à la même période un salarié sur deux exerce un métier où le télétravail n’est pas accessible. Le télétravail est l’objet de fortes disparités territoriales puisque son recours est plus élevé à Paris et en Île-de-France qu’ailleurs.

Si le télétravail n’est pas un droit, il est en revanche entré dans le panel des modalités d’organisation du travail par l’article L1222-9 à L10222-11 du Code de Travail qui le définit comme étant « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait pu être exercé dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication ». Sa régulation au sein des organisations passe par des chartes (unilatérales fixées par l’employeur·es mais après avis du Conseil social économique si l’établissement en a un) et des accords d’entreprise qui se sont multipliés ces dix dernières années. La crise sanitaire a conduit à une accélération et un élargissement du recours au télétravail qui était auparavant davantage l’objet de négociations individuelles dans les entreprises[9]. Une publication de la Dares[10] expose ainsi qu’en 2021, 4 070 accords télétravail avaient été signés dans des établissements en France contre 390 en 2017, soit dix fois plus. L’augmentation du nombre d’accords est révélatrice de la montée d’une régulation paritaire de ce mode d’organisation du travail. Le CSE doit être consulté avant la mise en place du télétravail dans tous les établissements de plus de 50 salarié·es. Les salarié·es volontaires pour pratiquer le télétravail signent une clause dans le contrat de travail le précisant ou un avenant à leur contrat de travail. Par ailleurs, un principe de réversibilité vise à garantir la possibilité pour l’employeur·e comme pour le ou la salarié·e d’ajuster voire de stopper la pratique. Les régulations du télétravail (par les accords, chartes, clauses, avenants) peuvent être à durées déterminées ou indéterminées ce qui contribue à ce que des négociations soient régulièrement ouvertes dans certaines entreprises sur le sujet[11].

La crise sanitaire, en tant que période extraordinaire faite de nombreuses incertitudes, a conduit à une augmentation de la régulation du télétravail et une extension de son usage. Le cas des JOP, évènement exceptionnel mais qui ne relève pas de l’imprévu, montre bien combien le télétravail est désormais un objet d’ajustement d’exercice du travail. L’objectif est double : garantir l’exercice du travail pendant un moment de perturbation de l’ordre public (pour des enjeux de saturation de transport, de coupure de circulations routières ou encore de sécurité) ; garantir le bon déroulement de l’évènement en désengorgeant une partie des flux (d’individus et de véhicules privés comme collectifs). Le télétravail auquel l’Etat incite pendant les JOP a donc une dimension exceptionnelle bien qu’il soit présenté dans une forme ordinaire d’exercice.

Un télétravail exceptionnel hors des cadres réglementaires

L’incitation au télétravail pendant les JOP est aux marges des réglementations existantes, passant outre les accords de branche ou d’entreprise. L’appel au télétravail dans le cadre des JOP est d’autant plus « incitatif » qu’il n’entre pas dans la classification de l’« exceptionnel » qui ne peut s’appliquer qu’à des faits imprévus.

La plupart des accords d’entreprise distinguent trois formes de télétravail : régulier, occasionnel, exceptionnel. Le télétravail régulier renvoie à une pratique routinière, il est prévu dans le texte réglementaire de l’établissement (accord d’entreprise, accord collectif ou charte). Le télétravail occasionnel est quant à lui ponctuel. Le télétravail exceptionnel correspond à une série de situations extraordinaires. Son recours garantit la poursuite du travail comme dans les cas de crise pandémique, de catastrophes naturelles ou encore de grève des transports.

L’incitation à recourir au télétravail pendant les JOP (pour les employeur·es comme salarié·es) conduit alors à questionner la forme du télétravail dont il s’agit. Le télétravail repose sur un principe de volontariat et l’employeur·e ne peut pas obliger un·e salarié·e à y recourir bien que dans les faits il soit difficile, voire impossible de ne pas y recourir, comme dans le cas d’entreprises de service en Île-de-France dont les réorganisations immobilières font qu’il n’y a aujourd’hui plus de place pour un travail exercé à 100 % sur site[12]. Ces configurations, qu’il s’agisse d’inclure une multitude de possibilités pour recourir au télétravail « exceptionnel » ou de réorganiser des sites ne permettant plus à l’ensemble des salarié·es de travailler sur le site d’emploi, conduisent à questionner le caractère volontaire du teletravail. Si les JOP se déroulent en période estivale, il n’en demeure pas moins que nombre de salarié·es, et plus largement de travailleurs et travailleuses, exerceront des activités professionnelles pendant celle-ci. L’incitation gouvernementale à recourir au télétravail sans possibilité de le rendre obligatoire, vise à la fois les employeur·es et salarié·es. Le ministère des transports mentionne d’ailleurs bien ce fait sur son site en précisant que « ce mode de fonctionnement reste optionnel et libre à chacun » et que « l’objectif n’est pas de “vous obliger à rester chez vous”, mais de limiter les déplacements sur les gares/tronçons de lignes » tout en signalant que « le télétravail est donc une solution parmi d’autres »[13]. Les formulations relèvent donc de l’incitation prudente.

La préconisation de recours au télétravail dans le cadre des JOP s’inscrit directement dans une stratégie d’évitement ou de limitation de saturation des axes routiers et des transports publics au cours de cette période alors même que l’évènement est prévu depuis longtemps.

Le télétravail comme contournement des grèves

Le télétravail exceptionnel est devenu courant lors de grèves, en particulier dans les transports. Il participe à un contournement des grèves. Lors de dépôts d’appels à la grève, les directions invitent les équipes le pouvant à télétravailler. Des travaux menés sur l’histoire du recours au télétravail montrent combien des grèves en 2010[14] puis en 2019-2020 ont conduit certaines entreprises en Île-de-France à ouvrir des négociations sur la régulation du télétravail. Avant la crise sanitaire et l’extension du recours au télétravail, une étude de la Dares soulignait une corrélation directe entre recours au télétravail et la dégradation des conditions et l’augmentation du temps de transport du domicile au site de travail[15]. Ces incitations au télétravail pendant les grèves visent à faciliter la continuité de l’exercice du travail mais contribue aussi à limiter la pratique et les effets d’une grève.

Le visuel sous-entend que l’évènement, pourtant exceptionnel, ne perturbera pas le travail s’il s’exerce en télétravail. L’affichage d’un télétravail non exemplaire est d’autant plus intéressant à questionner suite aux évènements qui ont suivi le lancement de cette campagne. En février 2024, Tony Estanguet, président du comité d’organisation des JOP appelle dans les espaces médiatiques à une « trêve sociale »[16] et ce dans un contexte de menaces de grèves dans plusieurs secteurs d’activités et en particulier, celui des transports. Le mois suivant, Clément Beaune, ancien ministre des Transports, y appelle aussi. Simultanément des négociations sectorielles ont lieu, conduisant par exemple à accorder une prime aux forces de l’ordre qui travailleront en Île-de-France. Ce type de négociation entre dans une stratégie de déconflictualisation à laquelle les organisations syndicales s’opposent. Le télétravail est devenu une variable d’ajustements du travail pour les directions. Si celui-ci est souvent analysé du côté des travailleurs et travailleuses, on sait encore peu de choses des façons dont il est utilisé par les directions[17] alors même que des travaux montrent bien que la crise sanitaire l’inscrit dans « le champ du pouvoir de l’employeur » dans un cadre légal « faible »[18].

Pour conclure, les JOP charrient certains impensés d’un télétravail encouragé par différentes autorités sans qu’il puisse être imposé. Des enquêtes en cours[19] montrent que des directions de grandes entreprises travaillent à l’anticipation de cette période de différentes façons : élargissement ponctuel de la pratique de télétravail par le télétravail régulier, pratique d’un télétravail informel ou encore encouragement à déposer des congés. La campagne de communication renvoie à une lecture du télétravail relevant de décisions individuelles dans des conditions privées choisies et elle invisibilise pleinement les enjeux de sa pratique. D’abord, il s’inscrit dans un cadre collectif par sa régulation. Ensuite, il n’est pas ici incité à être pratiqué dans une configuration réglementaire exceptionnelle. Enfin, il contribue à contourner les grèves. Dès lors, il sera particulièrement intéressant d’observer si ces arrangements ne créent pas d’incidents juridiques ou encore si le principe de recours volontaire au télétravail serait respecté de même que le droit de grève et ce dans la garantie plus générale des conditions de travail.


Crédit photographique : © École polytechnique – J.Barande

[1] https://anticiperlesjeux.gouv.fr/

[2] Dans les enquêtes que nous menons avec Henri Bergeron et Jérôme Pélisse, plusieurs récits d’incidents graves ayant eu lieu pendant des situations de télétravail ont été relatés tels qu’un incendie en faisant chauffer de l’eau de thé ou encore une chute liée au mouvement d’un chien domestique. Ces incidents ont conduit à des problématiques liées aux responsabilités juridiques et à la qualification de ces incidents en accident de travail.

[3] Anne Lambert, Violaine Girard, Élie Guéraut, Guillaume Le Roux, Catherine Bonvalet, « L’enfermement des mères. Conditions de logement et espace à soi en confinement », Revue des politiques sociales et familiales, no 141, 2021, p. 11-30.

[4] Rapport de Santé Publique France, octobre 2023, disponible sur : https://www.santepubliquefrance.fr/les-actualites/2023/conditions-de-teletravail-quel-impact-sur-la-sante-physique-et-psychique-des-travailleurs

[5] Étude menée par l’IFOP et l’Observatoire Absentéisme et Performance Sociale sur des données 2023 : https://entreprise.diot-siaci.com/nos-publications/ressources-humaines/observatoire-absenteisme-et-performance-sociale-2024/

[6] Cyrine Gardes, Essentiel·le·s et invisibles ?, Vulaines-sur- Seine, Éditions du Croquant, 2022.

[7] « Le télétravail pendant les JO 2024 : comment se préparer ? ». Disponible sur : https://anticiperlesjeux.gouv.fr/actualit%C3%A9s/teletravail-jo-2024-comment-se-preparer

[8] Jauneau Yves, « En 2021, en moyenne chaque semaine, un salarié sur cinq a télétravaillé », INSEE Focus, no 263, 2022. Disponible sur : https://www.insee.fr/fr/statistiques/6209490

[9] Anne Gillet et Diane-Gabrielle Tremblay, « Dynamiques et effets du télétravail », SociologieS, 2023, disponible sur : https://journals.openedition.org/sociologies/21060

[10] Mathilde Pesenti, « Les accords d’entreprise portant sur le télétravail : quels usages durant la crise sanitaire ? », Dares Analyses, no 57, novembre 2022. URL : https://dares.travail emploi.gouv.fr/publication/les-accords-dentreprise-portant-sur-le-teletravail-quels usagesdurant-la-crise

[11] Timo Giotto et Thoemmes Jens, « La négociation du télétravail : dynamique, variété et fragilité », Négociations, no 38, 2022, p. 35-53.

[12] Sophie Louey, Henri Bergeron et Jérôme Pélisse, « Télétravail, organisation et pratiques syndicales dans les services : une mise à l’épreuve des collectifs au travail ? », Rapport IRES-CFDT, 2023, disponible sur : https://ires.fr/publications/cfdt/teletravail-organisation-et-pratiques-syndicales-dans-les-services-une-mise-a-lepreuve-des-collectifs-au-travail/

[13] Disponible sur : Le télétravail pendant les JO 2024 : comment se préparer ? | Anticiper les Jeux

[14] Sophie Louey, Henri Bergeron et Jérôme Pélisse, « Télétravail… », op. cit.

[15] Dares, « Quels sont les salariés concernés par le télétravail ? », Dares Analyses, no 051, 2019, disponible sur : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/pdf/dares_analyses_salaries_teletravail.pdf

[16] « Paris 2024 : Tony Estanguet « souhaite » une trêve sociale pendant les Jeux olympiques », Libération, 28 avril 2024. Disponible sur : https://www.liberation.fr/sports/jeux-olympiques/paris-2024-tony-estanguet-souhaite-une-treve-sociale-pendant-les-jeux-olympiques-20240228_273RVIEC4VGFNCPHEZ3THR3FVA/

[17] Gabrielle Schütz, « Pour une sociologie du télétravail ancrée dans les organisations », Sociologies Pratiques, no 43, 2021, p. 1-12.

[18] Géniaut Benoît, « Covid-19 et télétravail », Droit Social, no 7/8, 2020, p. 607-611.

[19] Celles-ci sont menées par Hajar Benmoussa, Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Louey et Cécile Thomé avec une entrée par les organisations.