par Claude Didry
Les entreprises ont bénéficié en France, pour 2023, d’un total de 211 milliards d’euros d’aides publiques d’État, selon la Commission d’enquête « Aides publiques aux entreprises » du Sénat dans son rapport remis le 8 juillet 2025[1]. Cette politique massive d’aides publiques aux entreprises est le résultat d’une accumulation de dispositifs qui atteignent aujourd’hui le nombre de 2 250[2]. La croissance de ces aides publiques s’est accélérée depuis les années 2010. Dans le même temps, la croissance des aides accompagne une hausse préoccupante des restructurations[3] qui frappent en priorité un secteur industriel en chute libre depuis plus de vingt ans, en dépit de l’alerte lancée par des états-généraux de l’industrie en 2010[4]. Cette démarche d’assistance aux entreprises se révèle aujourd’hui être un puits sans fond, qui s’approfondit à mesure que se creuse la désindustrialisation. En effet, la désindustrialisation tend à s’imposer comme une nécessité relevant de la logique d’une économie globalisée pour des entreprises privilégiant le souci de retenir les actionnaires par des marges et des dividendes substantiels, et la nécessité d’une rigueur sans faille en matière de coûts de production. Mais, la crise du Covid a révélé le caractère insoutenable de ce processus, au vu des pénuries d’équipements les plus élémentaires lors de la phase aiguë de l’épidémie, avec des pénuries récurrentes depuis sur les médicaments, les matières premières ou les composants électroniques. Le subventionnement public massif des entreprises se révèle incapable de peser sur les arbitrages économiques et grève de fait lourdement le budget de l’Etat, tout en requérant chaque année de nouvelles économies sur les services publics.
La récurrence de ces aides ne suggère-t-elle pas le besoin d’en mettre en cause l’automaticité, en requérant, à tout le moins, l’exercice d’un contrôle et d’une évaluation requis pour toutes les autres dépenses de l’État ? Au-delà même de cet exercice démocratique minimal, ne pourrait-on pas envisager une « mise en sécurité sociale » des activités industrielles par une intervention des salariés et de leurs représentants dans l’affectation de fonds considérables, au service notamment d’investissements orientés vers le développement de l’emploi dans les situations de restructuration ?
La consolidation de ces investissements initiés par les représentants du personnel, dans le capital des entreprises, deviendrait alors la base d’un fonds social d’actifs publics dont la gestion à majorité salariée – conformément au modèle originaire de la Sécurité sociale reposant sur la gestion des caisses par les usagers – pourrait durablement orienter le développement économique hors des sentiers battus de la financiarisation.
Nous revenons dans une première partie sur la primauté de l’employeur dans la conception des politiques économiques et sociales et l’incapacité de cette conception politique à enrayer la désindustrialisation pour un coût pourtant exorbitant pour les finances publiques. Nous verrons dans une seconde partie que, pour autant, un renouveau des pratiques en matière de sauvegarde de l’emploi sur les terrains du temps partiel et de la prise en charge des entreprises en difficulté à l’occasion notamment de la crise sanitaire, suggère des marges de manœuvre possibles pour une véritable politique industrielle. Nous envisagerons à cet égard dans une troisième partie l’esquisse d’un projet de sécurité sociale industrielle assurant une gestion démocratique par les partenaires sociaux de l’activité et de l’emploi industriels, en ouvrant des perspectives renouvelées de participation des représentants du personnel tant dans les entreprises, que les branches et au niveau interprofessionnel.
L’employeur, horizon indépassable du politique ?
L’importance prise par l’entreprise dans la vie politique et sociale se dessine en France à partir des années 1980, mais prend corps dans la grande évolution qui touche en 1998 la représentation des employeurs, avec le passage du Conseil National du Patronat Français au Mouvement des Entreprises de France. Cette importance rappelle la place de l’entreprise – Betrieb en allemand –dans la sociologie de Max Weber, tant dans les Concepts fondamentaux de sociologie, que dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. En effet, l’analyse wébérienne de la légitimité de l’entreprise élaborée dans l’Allemagne post-bismarckienne met en son centre la création d’emplois par l’entrepreneur, qui en tire l’essentiel de son prestige social. Cette légitimation de l’entreprise a contribué, dans l’Allemagne post-bismarckienne, comme dans la France de François Hollande, à assurer aux dirigeants d’entreprise une position vue comme cruciale dans la vie économique et sociale, au détriment des salariés et de leurs représentants. Cela s’est traduit en France par un subventionnement systématique des entreprises, selon une logique d’incitation, appelant en retour à limiter le poids de la dette publique par une pression fiscale importante sur la masse des citoyens et par la dégradation des services publics.




Source:
Sénat,
Commission d’enquête
aides publiques aux
grandes entreprises
Schizophrénie des politiques économiques et sociales sous la présidence Hollande
C’est une ambition de réindustrialisation qui s’affirme avec la création de la Banque Publique d’Investissement par la loi du 31 décembre 2012, à partir d’un organisme nommé initialement OSEO, détenu par l’État et la Caisse des Dépôts et Consignation et avec initialement pour principal objectif le financement de l’innovation au niveau territorial. À ce titre, la Banque Publique d’Investissement se présente comme « un groupe public au service du financement et du développement des entreprises, agissant en appui des politiques publiques conduites par l’État et conduites par les régions. » (art. 1A, al.1). L’institution créée dans le sillage du « redressement productif » visé par Arnaud Montebourg à la tête d’un ministère éponyme (de mai 2012 à août 2014) – connue aujourd’hui sous la dénomination de BpiFrance – entend alors devenir une force d’intervention dans les restructurations. Les activités de BpiFrance ont pris finalement une dimension significative en en venant à des initiatives orientées « en priorité vers les très petites entreprises, les petites et moyennes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire, en particulier celles du secteur industriel » (art. 1.A., al.3), mais aussi en vue de « stabiliser l’actionnariat de grandes entreprises porteuses de croissance et de compétitivité pour l’économie française. » (art.1.A, al.10). BpiFrance se présente comme « la banque des entrepreneurs » en affichant aujourd’hui un bilan faisant état d’un volume d’affaires de 60 milliards d’euros pour 2024, répartis entre les multiples missions qui lui ont été dévolues, parmi lesquelles des prêts, mais aussi des investissements en fonds propres dans le capital des entreprises. Ainsi, cette institution explore des formes d’intervention jusque-là inédites.
Mais pour cela, elle se fonde sur un diagnostic erroné, qui s’inscrit dans les lieux communs de l’idéologie dominante telle que le caractère crucial de PME conçues comme source de l’emploi de demain face à de grandes entreprises focalisées sur la rentabilité par la spéculation financière. Cette survalorisation du potentiel de développement des PME, occulte la centralisation très importante de l’économie française autour d’environ trois cent grandes entreprises « au sens économique » mise au jour par l’Insee par regroupement d’entités légales liées par des relations de contrôle et des flux financiers[5]. Ces grandes « entreprises au sens économique » (qui correspondent à des groupes de sociétés au sens juridique du terme) dont les effectifs dépassent un seuil de 5 000 salariés, intègrent près d’un tiers de la main-d’œuvre salariée privée.
Les orientations de BpiFrance se trouvent donc attachées à une représentation de l’activité économique qui paraît avoir fait son deuil de la grande entreprise, alors que l’industrie se trouve attachée – du moins en France – aux grandes entreprises et aux ETI[6]. On peut penser qu’en portant ce regard biaisé sur la vie économique et en se privant d’une intervention statutaire des représentants des salariés dans sa gouvernance, cette institution perd une partie de sa capacité d’action, en laissant fuir l’industrie – comme cela a été le cas depuis la fin des années 1990 sous l’impulsion de grands patrons, de Serge Tchuruk à Carlos Tavares, en passant par Carlos Ghosn, ayant conduit des politiques intensives de délocalisation (en particulier hors de l’hexagone) et d’externalisation de la fabrication vers des sous-traitants. En effet, les grandes entreprises ont un pouvoir économique très large, qui tient non seulement au contrôle du capital de sociétés filiales, mais également à une maîtrise d’un large tissu de sous-traitants dans lequel on compte un nombre important de PME. Les dégâts considérables causés par la politique de l’entreprise « sans usine » (« fabless ») menée par Tchuruk vont ainsi au-delà de la disparition d’Alcatel en 2016, en touchant un tissu de sous-traitants ; il en va de même dans de nombreuses branches industrielles (chimie, métallurgie) avec la fermeture des fonderies travaillant pour le groupe Renault, ou, dans la chimie, le redressement judiciaire de Niche Fused Alumina à La Bâtie, ayant conduit à une restructuration au terme de laquelle François Homeril, le président de la CFE-CGC, a été licencié avant la reprise de l’entreprise par le groupe Alteo.
Cette impuissance de BpiFrance à stopper une désindustrialisation galopante au début des années 2010 tient pour partie à la faiblesse de son niveau d’affaires autour de 60 milliards d’euros annuels, au regard notamment des 211 milliards d’euros versés annuellement sous la forme d’aides aux entreprises[7]. Mais, de manière beaucoup plus contestable, cette désindustrialisation a pu également être rattachée par la direction de BpiFrance à un processus de « lente et fatale rigidification »[8] qui commencerait avec la loi du 13 juillet 1973 sur la rupture du CDI[9]. Cet ensemble de « rigidités » est alors vu comme une des causes de la désertion des entreprises, au terme d’un benchmarking social les conduisant vers des pays plus accommodants en termes de fiscalité et de coût du travail[10]. Or, dès 2013, la loi de « sécurisation de l’emploi » tirée d’un ANI[11] éponyme opère un démantèlement radical de la procédure de licenciement collectif dans un mouvement de « flexibilisation » inédite jusque-là, ouvrant les entreprises au vent de la délocalisation compétitive. Le conseiller d’État Olivier Dutheillet de Lamothe voit ainsi cette loi de 2013 comme la réussite du deal « donnant-donnant » au cœur de l’ANI préalable, en y revenant de manière très approfondie lors de la commémoration du dixième anniversaire de la loi[12]. Comme il le rappelle avec vigueur, les revendications patronales portaient sur la remise en cause de l’accès au juge judiciaire civil des représentants du personnel dans le cadre de la procédure de licenciement collectif :
« Les organisations patronales voulaient mettre fin au contrôle judiciaire des grands licenciements économiques, c’est-à-dire des licenciements de plus de 10 salariés sur une même période de 30 jours. Ce contrôle judiciaire des licenciements, instauré en 1986 au moment de l’abrogation de l’autorisation administrative de licenciement[13], faisait l’objet de la part du patronat d’une triple critique. Critique liée d’abord […] à une durée excessive des procédures de licenciement dues à des saisines systématiques en référé du juge judiciaire qui aboutissaient à retarder des licenciements qui étaient de toute façon nécessaires. Critique liée ensuite à la nullité attachée par la jurisprudence à l’insuffisance du plan social, qui était constatée tellement tard que la réintégration des salariés était le plus souvent impossible. Deux à trois ans après l’opération de licenciement, le juge judiciaire ordonnait la réintégration dans un établissement qui avait souvent disparu[14]. Critique enfin liée à certains aspects de la jurisprudence de la Chambre sociale qui ignorait les réalités économiques[15], qu’il s’agisse de l’appréciation du motif économique au niveau du secteur d’activité sur le plan mondial ou de l’obligation de reclassement appréciée également pour les groupes sur le plan mondial ».
Il précise alors les conditions de la transaction avec les organisations syndicales signataires :
« Bien qu’on l’ait aujourd’hui largement oublié, l’ANI de sécurisation de l’emploi du 11 janvier 2013 repose sur l’échange entre la fin du contrôle judiciaire des grands licenciements économiques contre la généralisation dans toutes les entreprises de la couverture complémentaire santé d’ici le 1er janvier 2016 »[16].
Cet objectif de neutralisation du contrôle judiciaire a été atteint par la création d’une procédure d’homologation administrative des plans de sauvegarde de l’emploi confiée à la DDETS(PP)[17], service spécifique de la DREETS[18] et distinct de la DDETS à laquelle se rattache l’Inspection du Travail. Cette procédure conduit à une focalisation sur les mesures d’accompagnement des suppressions d’emplois, prévues par le plan de sauvegarde de l’emploi.
La progression exponentielle des aides publiques aux entreprises
La mise à l’écart des représentants du personnel dans les procédures de licenciement collectif dont témoigne la loi de 2013 témoigne plus profondément d’une attention centrée sur les directions d’entreprise, ce qui se dégage tout autant des analyses de la direction de BpiFrance, que de politiques économiques reposant en grande partie sur un subventionnement public répondant en priorité aux attentes, voire aux revendications du patronat. Le phénomène n’est pas récent, mais il a pris une ampleur nouvelle dans les années 2000 à partir des aides aux entreprises accompagnant la mise en œuvre de la réduction du temps de travail sur 35 heures (graphique 1). Il se fonde en premier lieu sur des aides publiques, que ce soit sous la forme d’investissements directs (sans contrepartie dans le capital des entreprises), de crédits d’impôt ou d’exonération de la part patronale de la cotisation sociale. Au total, les aides publiques se chiffrent en 2019 à près de 157 milliards d’euros annuels selon le rapport du Clersé (graphique 1) et atteignent 211 milliards d’euros en 2023 selon les calculs de la Commission d’enquête du Sénat sur les aides publiques aux entreprises.
Graphique 1 : Ensemble des dépenses fiscales, socio-fiscales et budgétaires bénéficiant aux entreprises (en milliards d’euros courants)[19]

Les dépenses publiques en faveur des entreprises ne se limitent pas aux seules dépenses de l’État et des collectivités publiques, mais impliquent de considérer le budget de la Sécurité sociale. Si l’on peut parler de « dépenses socio-fiscales », c’est au sens d’un mécanisme de remboursement de la part employeur à travers des crédits d’impôts. Comme le montre le graphique 1, la montée des exonérations de la part employeur intervient à partir des années 1990 avec une réduction progressive des cotisations sociales pour les salaires proches du Smic. C’est un mécanisme plus complexe que le Crédit d’Impôts pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE) inaugure, à partir de 2013, en établissant un abattement de 4 % (6 dans un second temps) de la masse salariale jusqu’à 2,5 fois le SMIC, sur l’imposition des sociétés. Il revient alors à BpiFrance de « préfinancer » le CICE, par un jeu spéculatif sur les marchés financiers de revente des créances sur l’État. Face à la demande paradoxale de la Commission Européenne (si l’on considère son rôle dans le contrôle des « aides d’État ») de consolider le dispositif, le CICE se transforme en exonérations permanentes de cotisations sociales à partir de 2019.
Le niveau atteint par les subventions aux entreprises démontre la portée d’un discours plaidant une « cause patronale de l’emploi »[20], notamment dans le cadre d’un pouvoir socialiste que la présidence Hollande a placé sous le signe de « l’inversion de la courbe du chômage ». Ce discours se fonde sur le caractère fondamental de l’emploi dans la satisfaction de besoins tels que « la nourriture, l’habillement et le logement, la survie en un mot, mais c’est aussi partiellement le remède contre la pauvreté, la délinquance, la maladie et, de plus, c’est aussi la satisfaction de soi, l’honorabilité, la confiance, l’épanouissement »[21]. Il insiste également sur le chômage comme source de nombreux maux sociaux et individuels, délinquance, addictions… Dans cette « sociodicée »[22], c’est aux entreprises qu’il revient de créer des emplois pour peu que les coûts sociaux et la complication croissante du droit du travail cessent de les en dissuader. La multiplication des crédits d’impôts a rendu possible la « reconstitution » de marges, mais principalement au bénéfice des actionnaires.
En l’absence de toute conditionnalité sur les contreparties de ces exonérations de cotisations, subventions et crédits d’impôts, tant en termes d’emplois dans le cas du CICE (autour de 16 milliards d’euros en 2018 avant la pérennisation des allègements sociaux en 2019[23]), qu’en termes de recherche dans le cas du Crédit d’Impôt Recherche (CIR) (autour de 7,7 milliards d’euros en 2021[24]), les lois de finance dépouillent la Sécurité sociale par des exonérations de cotisation à hauteur de 75 milliards d’euros au profit des entreprises. Cette dérive paraît étonnante dans un régime censé reposer sur une théorie économique d’inspiration néo-classique, peu encline à tolérer quelque intervention publique que ce soit. Mais, de facto, cette théorie justifie en premier lieu des subventions visant à « alléger le coût du travail » au nom de la création d’emploi par les entreprises.
En réalité la distribution large de subventions aux entreprises ne paraît que très peu bénéficier aux créations d’emploi[25], et peut même aller jusqu’à encourager à l’inverse leurs suppressions, du moins sur le territoire national, au nom d’une logique schumpétérienne de combinaisons innovantes allant jusqu’à la délocalisation de la production dans des pays à plus faible coût de main-d’œuvre quand les conditions de stabilité politique et le niveau de formation de la main-d’œuvre dans ces pays sont suffisantes. Dans cette dynamique baissière, c’est l’industrie, et plus encore l’industrie manufacturière qui semble faire les frais de cette politique, au vu de la concomitance qui se dessine entre la montée des subventions aux entreprises (graphique 1) et la chute de la part de l’industrie manufacturière dans le PIB (graphique 2) qui passe de 17 % en 1995 à 11 % en 2022.
Graphique 2 : Part de la valeur ajoutée brute de l’industrie manufacturière dans le PIB (%)[26]

Source : OCDE
Le bilan d’une politique reposant sur des subventions à grande échelle de l’embauche et des investissements est donc très peu concluant en matière industrielle alors que, dans la période qui s’ouvre (2024), c’est la très maigre reprise de l’emploi industriel dans la seconde moitié des années 2010[27] qui est menacée par une vague de licenciements économiques et de fermetures de site [28].
La dynamique de subvention massive des entreprises est d’autant plus inefficace sur la production industrielle et l’emploi, qu’elle s’est accompagnée de reculs démocratiques conduisant à réduire considérablement le contrepoids des Institutions représentatives du personnel face au pouvoir des actionnaires, en allant bien au-delà de la remise en cause de la procédure de licenciement collectif à laquelle a conduit la loi de 2013. La doctrine pro-patronale en droit du travail[29], militant dans le sens d’un allègement des institutions représentatives du personnel et de leurs procédures de consultation, qui seraient devenues inconciliables avec les impératifs de compétitivité que la mondialisation imposerait aux entreprises, s’est en effet largement développée jusque dans les rangs gouvernementaux. Ainsi, François Rebsamen – prédécesseur de Myriam El Khomri au ministère du Travail – souligne fin mai 2014 le besoin d’aménager la législation pour limiter les « effets de seuil » créés, à ses yeux, par la législation sur les institutions représentatives du personnel[30]. Il se dégage alors un véritable processus autorenforçant, où le démantèlement des institutions représentatives du personnel – que prolongent les ordonnances de 2017 – contribue à éliminer un pouvoir de contrôle indispensable pour que ces subventions ne se cantonnent pas à un abondement des dividendes sans arrêter les délocalisations, voire en les finançant.
Plus profondément, la dynamique reposant sur un gouvernement de l’entreprise par des employeurs libérés de toute intervention des représentants des salariés délie les entreprises de toute limite, et leur ouvre la voie d’une politique décomplexée d’attraction des actionnaires et de valorisation des titres de l’entreprise par la distribution de dividendes croissant d’une année sur l’autre. Précédée sur cette voie par l’agriculture, l’industrie est aujourd’hui menacée de disparition pure et simple en France en réalisant ainsi la prédiction d’une « société de service »[31], c’est-à-dire s’épanouissant par les rentes que rapportent les placements dans les pays où il est avantageux, financièrement, de produire des biens.
Ouvertures récentes sur le maintien d’un potentiel productif

Les états généraux de l’industrie ont marqué, en 2010, une prise de conscience sur le caractère pathologique de la désindustrialisation en France, qui a ébranlé le caractère inéluctable d’une évolution vers une société postindustrielle dominée par le secteur des services. Mais, c’est dans le sillage de la crise financière de 2008 puis plus encore de la crise épidémique de 2020-22 que le dispositif du chômage partiel a permis une stabilisation à grande échelle du personnel des entreprises, en donnant à voir une forme de chômage préalable à tout licenciement. Ainsi, loin de la sécurisation de parcours professionnels rendus chaotiques par la succession des ruptures de contrat imposées par l’employeur, la diffusion de cet usage nouveau du chômage partiel indique une sécurité sociale portant moins sur l’accompagnement de la privation d’emploi, que sur le maintien de l’emploi lui-même et de l’activité économique à laquelle il contribue. De plus, les actions de BpiFrance ouvrent la voie à des interventions donnant lieu à une entrée au capital des entreprises en aboutissant à la détention publique d’actifs privés. Il s’agit alors de préserver un tissu industriel menacé, en évitant les conséquences irréversibles de restructurations sur le potentiel industriel, ainsi que sur les carrières des salariés[32].
Le chômage partiel, une expérience préliminaire de sécurité sociale industrielle ?
Pour affronter la grande incertitude suscitée par la crise épidémique, les mesures sanitaires telles que le confinement ont ouvert des brèches dans la religion de la compétitivité ayant guidé les politiques économiques depuis plusieurs décennies. En premier lieu, elle s’est accompagnée d’un recours massif au chômage partiel pour organiser la continuité de la rémunération de salariés dont les établissements ont fermé. On peut y voir la transplantation d’un modèle allemand que l’intervention de la Banque centrale européenne a rendu possible : « Le Kurzarbeit voté en 2008 sauve l’industrie allemande, en accordant aux entreprises un financement public très généreux du chômage partiel. L’Allemagne, avec ses excédents, pouvait se le permettre. Pas la France dans l’ambiance de l’époque. L’invention des mesures non conventionnelles de la Banque centrale européenne (BCE) pendant la crise de l’euro et leur amplification pendant la crise du Covid permettent en revanche à la France de financer enfin un chômage partiel massif en 2020 et 2021, qui sauve le tissu industriel renaissant »[33]. Cette transposition traduit toutefois un manque d’audace, au regard des moratoires appliqués sur les licenciements économiques pendant la phase la plus aiguë de la pandémie en Espagne et en Italie. En effet, la fermeture des établissements industriels lors du premier confinement, accompagnée des dispositifs de chômage partiel, n’a été possible qu’au prix d’une conflictualité sociale complexe, allant au-delà de la seule et classique opposition entre personnel et direction, pour en arriver à une violente polémique autour de la fermeture du chantier entre Madame Pénicot au ministère du Travail et la Capeb, structure patronale regroupant les PME artisanales du bâtiment[34]. La ministre se justifie alors par ce qu’elle estime être un faible danger de contamination par le virus, dans un milieu ouvert, le chantier, en omettant les transports, la coexistence dans les bases de vie et dans les locaux en construction, bref en omettant le travail. Cette pause dans le travail industriel a donné également lieu à un retour de la représentation du personnel, sous des formes diverses négociées dans les entreprises ou établissement, révélant à cette occasion le manque laissé par la suppression du CHSCT comme organe local, autonome et dotée de la personnalité juridique, et plus généralement par le rétrécissement des institutions représentatives du personnel[35] que les ordonnances du 22 septembre 2017 ont produit.
Cette stabilisation de l’emploi en période de crise constitue donc une expérience nouvelle pour le monde du travail, en visant le maintien des activités productives. En ce sens, elle oblige à repenser l’action des institutions représentatives du personnel reléguée par la loi de 2013 à la négociation de l’accompagnement social des suppressions d’emploi. Dans la perspective de nouvelles interventions des élus du personnel sur l’avenir de leur entreprise, il convient alors de revenir sur les initiatives publiques en matière de sauvegarde de l’industrie.
La consolidation des aides publiques, un enjeu capital
Le financement d’un chômage partiel massif lors de la crise pandémique de 2020-2022 traduit donc l’existence d’une forte capacité d’intervention publique en matière de stabilisation du personnel, qui se conjugue avec un financement annuel des entreprises françaises par des aides publiques à hauteur de plus de 200 milliards d’euros. Certes, le volume financier de ces aides paraît singulièrement incongru, au regard de l’endettement de l’État et des déficits publics, dans un contexte où les versements de dividendes des grandes entreprises devraient continuer de s’accroître[36]. Mais cela indique l’ampleur que pourrait prendre une « sécurité sociale industrielle » qui ne se limiterait pas à des distributions de subventions à fonds perdus, dont les retombées reviennent prioritairement aux actionnaires sans entamer leur pouvoir de décision. De ce point de vue, l’action de BpiFrance constitue une forme pilote par la capacité de cet organisme à consolider les financements versés aux entreprises, à travers des interventions donnant lieu à une entrée au capital de ces entreprises. Elle indique un soutien au capital des entreprises symétrique, à certains égards, du soutien au maintien de la stabilité du personnel et des capacités productives qui y sont attachées dans le cas du financement du chômage partiel. Ainsi, des investissements de grande ampleur – comme ceux requis dans le domaine de la sidérurgie – pourraient être envisagés, en contrepartie d’une prise de participation dans le capital des entreprises destinataires (telles qu’Arcelor Mittal en position ultradominante au niveau de la sidérurgie mondiale[37]). Cela conduit donc à la constitution d’un fonds d’actifs économiques détenus par un acteur public, en interrogeant le devenir possible de ce fonds. En effet, ce fonds assure la présence au capital et donc un droit de regard, voire d’influence, sur les entreprises concernées ce qui confère à BpiFrance une place de plus en plus importante dans le capitalisme français[38]. Dans le même temps, ces actifs publics se réduisent fréquemment à une réserve (« bijoux de famille ») mise au service du renflouement des caisses publiques comme en témoignent la pratique de privatisations devenues courantes en France depuis les années 1980, indépendamment des enjeux industriels, sociaux et environnementaux de plus long terme.
Un des enjeux serait ici de contrer la limitation de l’investissement inhérente au pouvoir des actionnaires, en confortant les capacités de financement destinées à imaginer les formes d’une modernisation de l’appareil productif, face à un tissu de PME vieillissantes, traditionnalistes et peu attractives pour les banques classiques comme le note Nicolas Dufourcq[39]. Mais, cet accès à une capacité d’investissement portée collectivement remet en cause la conception schumpétérienne d’un entrepreneur conçu sur le modèle nietzschéen du surhomme en mesure de voir un avenir que les autres ne voient pas. Les innovations ne sont que rarement le fait des directions d’entreprise, mais sont le fruit des activités menées dans des unités de R&D, de design ou de prospection de marchés, sur le choix desquels les salariés sont parmi les meilleurs experts compte tenu de leur implication dans la mise au point de ces innovation et de leur connaissance des process existants[40].
Sur la base de l’expérience de BpiFrance, c’est une capacité d’investissement que devrait viser une sécurité sociale industrielle en ayant à surmonter les a priori des employeurs en faveur de la distribution de dividendes et de politiques de délocalisation, voire d’externalisation. Dans le domaine de la branche verrière, Mohamed Oussedik constate un biais managérial orienté vers la délocalisation, visant des plans sociaux destinés à accompagner les fermetures en écartant tout projet pour le futur de l’industrie. De ce point de vue, une pratique de l’innovation échappant à l’idéologie dominante du management s’avère essentielle pour Oussedik, comme en témoigne la première expérience que représente, dans sa vie professionnelle, le maintien et l’adaptation des usages du verre dans l’emballage pharmaceutique sous l’impulsion d’une directrice du site où il travaillait[41]. Les innovations peuvent passer par l’élaboration de nouveaux usages, notamment dans le cas des céramiques pour les semi-conducteurs, ou de nouveaux standards, comme dans celui de la forme spécifique aux bouteilles de vin du sud-ouest.
Sécurité sociale industrielle : esquisse d’une architecture
Le projet d’une sécurité sociale industrielle prolonge des réflexions sur le terrain de la « sécurité sociale professionnelle » engagée au sein de la CGT, au début des années 2000[42]. Il s’inscrit dans la recherche d’une continuité du contrat et du salaire envisagé jusque-là pour organiser la trajectoire individuelle des salariés à travers, le cas échéant, les formations professionnelles requises pour les mobilités professionnelles qu’ils désirent, y compris en cas de suppression d’emplois. Avec la sécurité sociale industrielle, l’objectif d’une continuité du contrat et du salaire reste le même, mais en visant la stabilisation des emplois eux-mêmes. La sécurité sociale industrielle traduit ici de manière indirecte le souci de continuité du revenu au cœur de l’ordonnance du 4 octobre 1945, en l’étendant à la sécurité de la collectivité d’emploi et en intégrant l’intérêt général auquel répond la production à sauvegarder. Elle renvoie également à une capacité de contrôle des usagers (employeurs et représentants des salariés) sur les usages de fonds mis en commun, dans un objectif d’investissement au soutien de contrepropositions salariées, faisant écho à la forme originaire du régime général de la Sécurité sociale avec une gestion des caisses par des représentants des usagers. Ainsi, sur la base d’un mandat de gestion des subventions publiques allouées aux entreprises et des actifs détenus par la branche, la sécurité sociale industrielle traduirait une démocratisation sociale[43] passant par l’expertise technologique des branches, en position de contrecarrer une étatisation orientée par le seul intérêt des employeurs entendu comme « intérêt général ».
La mise en sécurité sociale au cœur d’une « démocratisation industrielle »
En matière de démocratie industrielle, Georges Gurvitch constatait dès 1953[44] que les espoirs de la Libération ont été déçus, et plus généralement depuis les premières expériences du début du xxe siècle et de la Première Guerre : « Toutes les expériences de la démocratie industrielle jusqu’à présent faites se sont soldées par des échecs cuisants et des défaites lamentables »[45]. Il pointait deux causes principales à ces échecs, l’absence d’unification nationale des formes de représentation ouvrière et l’impossibilité de séparer la démocratie industrielle de la nationalisation de tous les secteurs importants de l’économie. Il rappelle alors en ces termes la menace que cet échec de la démocratie industrielle fait peser sur la démocratie politique :
« La déconfiture de toute velléité de contrôle démocratique direct, exercé par les ouvriers eux-mêmes sur leurs dirigeants, est une menace mortelle pour la démocratie. Ceci est vrai pour la démocratie politique, aussi bien que pour toute autre, car nous sommes entrés dans une période où la démocratie politique est sans cesse menacée de céder au virus fasciste, si elle n’est pas relayée par la démocratie industrielle »[46].
Au vu de la mise en échec de la démocratie industrielle que représente la loi du 17 juin 2013 dite de « sécurisation de l’emploi », le diagnostic porté par Gurvitch en 1953 retrouve aujourd’hui une résonance particulière face à la crise démocratique que traverse la France. En effet, la loi de 2013 a clos la capacité d’action en justice des comités d’entreprise en vue d’obtenir la nullité des procédures de licenciement collectif ouverte depuis 1993, par une homologation administrative des mesures d’accompagnement des suppressions d’emplois. Le résultat en a été une focalisation des discussions menées dans les institutions représentatives du personnel sur les mesures d’accompagnement des suppressions d’emplois, et la forclusion de tout échange sur la stratégie de l’entreprise.
C’est précisément par un retour sur cette forclusion que devrait s’engager l’institution de la sécurité sociale industrielle, en ramenant la procédure de licenciement collectif à une discussion des alternatives économiques aux licenciements planifiés par les directions dans une procédure de consultation susceptible d’être soumise par ses acteurs au contrôle du juge judiciaire civil. La Loi de Modernisation Sociale promulguée en 2002 pourrait constituer une référence, dans ses dispositions sur les projets de fermeture d’établissements par les entreprises. En effet, elle disposait qu’en « cas de projet de cessation totale ou partielle d’activité d’un établissement ou d’une entité économique autonome ayant pour conséquence la suppression d’au moins cent emplois, s’il subsiste une divergence importante entre le projet présenté par l’employeur et la ou les propositions alternatives présentées par le comité d’entreprise, l’une ou l’autre partie peut saisir un médiateur, sur une liste arrêtée par le ministre du Travail. » (art. L. 432-1-3 al. 1, réécrit dans la LMS, article 106). Le point important est la création d’une procédure d’arbitrage reposant sur une durée suffisante pour permettre aux représentants du personnel de construire des contrepropositions soumises à négociation et à médiation. C’est cette recherche d’une durée suffisante pour une réflexion et la construction de projets alternatifs au licenciement que l’on retrouve aujourd’hui sous la forme du moratoire revendiqué auprès de la Commission Européenne par Hillal Sor – responsable FGTB sur le site Volkswagen-Audi de Forest en Belgique –[47], ou sous celle d’un moratoire plus général pour lequel a plaidé en France Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT.
Partir de la branche : des « Opérateurs de compétences » aux Offices Paritaires d’Investissements
Parmi les points d’appui des représentants du personnel dans l’élaboration d’une contreproposition à partir de capacités d’investissement et de participation au capital qui étayent la puissance du salariat dans l’entreprise, le territoire apparaît comme un centre de ressource important par les compétences des collectivités publiques en termes de politique industrielle, de formation et d’action sociale. Ainsi, dès les années 1970, les municipalités et les départements trouvent une place nouvelle dans la lutte pour « la défense de l’emploi et de l’entreprise »[48], comme en témoigne le conflit Rateau à la Courneuve en 1974 et le compromis avec le ministre de l’Industrie sur lequel il débouche en réorientant l’établissement vers l’industrie nucléaire alors en plein développement. Dans le cas de l’entreprise PTPM (Production de Textile Plastique de Marne) soumise à la menace d’un plan social en 1993, le comité d’entreprise envisage les innovations requises pour restaurer la rentabilité, en incitant les collectivités territoriales à investir les fonds prévus pour le plan social dans cette modernisation[49]. Plus récemment, en 2022, l’exercice de son droit de préemption par la métropole de Rouen dans le cas de La Chapelle-Darblais traduit une implication analogue de collectivités territoriales dans la défense d’une cause de l’emploi industriel au nom, cette fois, de préoccupations environnementales[50].
Mais, la branche représente ici un espace sans doute bien plus pertinent, au vu de l’expertise technique qu’il lui revient d’assurer. Lors de la crise pandémique, c’est à partir de l’OPPBTP[51] que l’élaboration d’un protocole sanitaire faisant figure de « pilote » s’est opérée dans les branches du BTP[52]. Les CHSCT des branches du cinéma et de l’audiovisuel – formes associatives évoquant feu les CHSCT dans la prévention en santé sécurité – ont également été le niveau de délibération permettant de fournir la base d’un protocole sanitaire décliné en fonction des tournages, au vu notamment de l’importance des sommes en jeu et du souci des grands studios américains d’éviter des contaminations particulièrement couteuses[53]. Ces expériences suggèrent de s’appuyer sur la branche en sortant de la conception économiciste d’une pure régulation de la concurrence, pour revenir aux expertises techniques qui s’y rencontrent, en particulier dans le cas des OPCO[54] en charge de la formation et de l’adaptation des salariés à l’évolution des postes. Ces OPCO – parmi lesquels on peut citer l’OPCO interindustrie regroupant des offices de diverses branches industrielles dont la métallurgie – bénéficient des fonds collectés auprès des entreprises affiliées aux branches, par l’intermédiaire de l’Ursaff. Ils fonctionnent aujourd’hui comme des centres de réponses aux besoins en formation formulés par les entreprises. Mais, on peut imaginer que demain le paritarisme s’applique de manière effective et large à ces organismes de branche et interbranche, en répondant aux besoins de formation exprimés par les IRP dans le cadre de leur intervention sur les plans de formation, tant dans le cours de restructuration, que dans une activité d’adaptation continue du personnel à l’évolution des postes.

Mais, les OPCO pourraient également représenter une sorte de modèle dans l’organisation d’« offices paritaires d’investissements » (OPI), en vue de prendre part à des projets d’investissement ou de reprise d’établissements à la demande d’IRP face à des projets de suppressions d’emplois ou de fermeture d’établissement. La structuration de ces OPI peut se fonder sur des précédents comme, par exemple, le Centre National du Cinéma et de l’image animée, institué par la loi du 26 octobre 1946 en contrepartie de l’arrangement Blum-Byrnes ouvrant les salles françaises aux films américains. La taxe applicable aux billets de cinéma devient alors la base du financement par « avance sur recettes », étape aujourd’hui préliminaire dans la réalisation d’un film. Cette organisation a été qualifiée, lors de la promulgation de la loi de 1946, de « sécurité sociale du cinéma » par certains représentants du patronat du secteur[55]. De manière analogue, seraient envisageables des OPI de branches, voire interbranches ou infrabranche (comme le fonds de modernisation des équipementiers automobiles au sein de BpiFrance).
Il conviendrait d’envisager ces OPI comme des structures bancaires rattachées à BpiFrance, renommée « Banque Paritaire d’Investissement ». Les OPI seraient abondés par les revenus tirés des participations de la Banque et une cotisation dont la collecte reviendrait aux Ursaff, destinées à se substituer progressivement aux subventions d’État aux entreprises réorientées vers un usage démocratisé et contrôlé de ces ressources économiques, en visant à terme éventuellement une taxation du chiffre d’affaires à la manière de la protection sociale originaire des IEG[56]. Sur la base de la procédure de médiation établie par la loi de modernisation sociale en 2002, il reviendrait aux comités sociaux et économiques d’élaborer des contrepropositions fondées sur des financements de l’OPI au terme d’un examen paritaire au niveau de l’office. Cette démarche pourrait être élargie ensuite à un champ plus large de procédures, comme dans le cas de l’amélioration des conditions de travail, ou de la transition écologique, voire de choix d’investissement ou de politiques d’innovation.
Conclusion
Levier essentiel dans la recherche d’une continuité des revenus, tout autant que dans la prise en charge des soins requis par les maladies et les accidents, la Sécurité sociale a accompagné en France un développement de services de santé de premier plan, au premier plan desquels l’Hôpital public. Mais, cette ambition de mise en sécurité sociale de la santé et de développement d’une recherche médicale de haut niveau s’est accompagnée dans les formes originaires de la Sécurité sociale d’une démocratisation sociale vue comme seule à même de mettre la continuité des revenus et la prise en charge des soins à l’abri de la versatilité d’un État pris dans les soubresauts de la conjoncture et les rets de l’idéologie dominante. C’est une situation inverse que donne à voir une politique économique visant la recherche d’une compétitivité des entreprises par un allègement des cotisations sociales et un subventionnement massif de leur fonctionnement, ne débouchant que sur le maintien d’une rentabilité absorbée par la distribution de dividendes aux actionnaires dans le souci exclusif de maintenir l’« attractivité » du territoire national. L’hypothèse d’une « mise en sécurité sociale » de l’aide publique aux entreprises suggère alors de sortir de cette démarche d’assistance étatique à des personnes apparemment démunies, les entreprises comme personnes morales de droit commercial, pour imaginer une mobilisation des sommes considérables consacrées au redressement de leurs marges, dans le sens d’un soutien aux initiatives des salariés et de leurs représentants. En envisageant un système d’ensemble, de l’entreprise à la banque paritaire d’investissement en passant par la branche dans l’élaboration de contrepropositions face aux projets de suppressions d’emplois engagés par les directions d’entreprise, cette hypothèse prend une actualité forte face à la multiplication de plans de licenciement affectant en priorité les derniers vestiges de l’industrie en France. Elle invite à reconsidérer des institutions telles que BpiFrance, dont l’action en matière de réindustrialisation trouverait un écho et une ampleur nouvelle si elles s’ouvraient à une démocratisation sociale de leur fonctionnement, en cessant de réserver la dimension industrielle à une élite socialement conditionnée de la finance et du savoir. Elle conduit enfin à envisager une socialisation des activités productives allant au-delà de la seule entreprise, pour déployer une véritable « solidarité industrielle » à une échelle nationale, voire européenne.
[1] Ne sont pas intégrées dans ce total les aides des collectivités territoriales et de l’Union Européenne, en attendant une investigation scrupuleuse qui permette des résultats aussi fiables que celui des aides d’État établi par le Sénat. https://www.senat.fr/salle-de-presse/dernieres-conferences-de-presse/page-de-detail-2/aides-publiques-conclusions-de-la-commission-denquete-5548.html.
[2] Il est difficile de déterminer précisément le montant des aides publiques, sans une recherche importante en mesure de mesurer les résultats de dispositifs très complexes et très variés, comme le souligne les économistes auditionnés devant la commission d’enquête du Sénat les 11 et 13 février 2025. Le rapport du Sénat actualise les résultats du rapport établi par le Clersé en 2019 (Aïmane Abdelsalam, Florian Botte, Laurent Cordonnier, Thomas Dallery, Vincent Duwicquet, Jordan Melmiès, Simon Nadel, Franck Van de Velde, Loïck Tange, Un capitalisme sous perfusion. Mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises, Ires-Clersé, 2022), au terme d’un travail important de consolidations de dispositifs de subventions à proprement parler, d’exonérations fiscales et d’exonérations de la part patronale de la cotisation sociale. Un « éclairage économique » publié sur le site de la CFDT est relativement convergent avec le chiffre obtenu par la Commission d’enquête du Sénat : « Estimer les aides publiques aux entreprises suppose d’additionner des dépenses fiscales (environ 78 milliards d’euros), socio-fiscales (environ 91 milliards d’euros) et budgétaires (environ 35 milliards d’euros), soit un total de 204 milliards d’euros environ. Les estimations oscillent entre 140 et 223 milliards d’euros, selon les périmètres retenus. » tiré de https://www.cfdt.fr/sinformer/ressources-et-publications/eclairage-economique-combien-de-milliards-daides-publiques-aux-entreprises. Dans un ouvrage très pertinent sur la question des financements publics, Lucie Castets écrit – en tenant un propos qui apparaît un peu plus modéré – : « Les aides dédiées aux entreprises sont passées depuis 1979 de 3,1 à 6,2 %, soit l’équivalent en euros d’aujourd’hui de 93 à 186 milliards d’euros » (Lucie Castets, Où sont passés nos milliards ?, Paris, Seuil, 2025, chapitre 1, p. 4 sur Kobo). L’autrice se fonde ici sur les données actualisées tirées de Anne-Laure Delatte, L’État droit dans le mur, Paris, Fayard, 2023.
[3] Depuis septembre 2023, le site de la CGT évoque près de « 300 plans de licenciement » et entre 130 et 300 000 emplois menacés, https://www.cgt.fr/actualites/france/mobilisation/300-pse-pres-de-300-000-emplois-menaces-ou-supprimes.
[4] Jean-François Dehecq, États Généraux de l’Industrie, Bilan de la concertation. Rapport Final, Ministère de l’Industrie, 2010, https://www.vie-publique.fr/rapport/30879-etats-generaux-de-lindustrie-rapport-final.
[5] https://www.insee.fr/fr/statistiques/8290682
[6] Pour une évaluation du rôle des « big players » dans les dynamiques économiques territoriales, on lira Peer Hul Kristensen and Jonathan Zeitlin, Local Players in Global Games. The Strategic Constitution of a Multinational Corporation, Oxford, Oxford UP, 2004.
[7] La critique de la faible dotation de cette banque – liée à celle d’une gouvernance peu ouverte aux intérêts sociaux – se retrouve dans Jean-Christophe Le Duigou (dir.), La bourse ou l’industrie ?, Paris, Les éditions de l’atelier,p. 136-137.
[8] Nicolas Dufourcq, La désindustrialisation de la France 1995-2015. Paris, Odile Jacob, p. 15.
[9] Loin d’une « rigidification » dans une terminologie tenant le salarié comme naturellement attaché à son emploi, il convient plutôt d’envisager la loi de 1973 comme une organisation de la rupture du contrat par l’employeur désignée sous la dénomination de « licenciement ». En ce sens, cette « loi pose les jalons d’un droit commun du licenciement » (Isabelle Meyrat (dir.), Que reste-t-il de la loi de 1973 relative au licenciement ?, Paris, Dalloz 2025, quatrième édition).
[10] Nicolas Dufourcq, op. cit., p. 42.
[11] Accord National Interprofessionnel.
[12] Olivier Dutheillet de Lamothe, Intervention inaugurale à la conférence pour le dixième anniversaire de la loi de 2013 sur la sécurisation de l’emploi, https://www.youtube.com/watch?v=ZfWsAeBOn-Q&t=5s.
[13] La suppression de l’autorisation administrative de licenciement répond à une revendication du CNPF, dirigé à l’époque par Yvon Gattaz. M. Dutheillet de Lamothe devient en 1986 conseiller du ministre de l’Emploi, Philippe Séguin, avant d’accéder en 1987 à la fonction de Directeur Général du Travail.
[14] Allusion à la loi du 27 janvier 1993 issue d’un amendement porté par le député communiste André Lajoinie, introduisant l’obligation de prévoir des reclassements internes dans les plans sociaux au terme d’une procédure de consultation régulière. L’absence de plan social conforme à la législation était susceptible de conduire à une nullité de la procédure de licenciement, ainsi que des licenciements.
[15] Allusion aux arrêts élaborés sous l’autorité du Doyen Philippe Waquet, dont les orientations sont présentées lors de l’entretien réalisé avec Antoine Lyon-Caen et Frédéric Géa, https://ultv.univ-lorraine.fr/video/8983-philippe-waquet-hors-texte-lage-dor-de-la-chambre-sociale/?is_iframe=true.
[16] Ibid.
[17] Direction Départementale de l’Emploi, du Travail, des Solidarités et de la Protection des Populations.
[18] Direction Régionale de l’Économie, de l’Emploi, du Travail et des Solidarités.
[19] Aïmane Abdelsalam et al., op. cit., p. 47.
[20] Mathieu Grégoire, « L’emploi, une cause patronale. À propos des Gattaz, du pin’s à la sociodicée », Salariat. Revue de sciences sociales, no 1, 2022, p. 159-193.
[21] Pierre Gattaz, in Ibid., p. 166-167.
[22] Ibid.
[23] Antoine Naboulet, Adam Baïz et Guilhem Tabarly, Évaluation du Crédit d’Impôts pour la Compétitivité et l’Emploi. Synthèse des approfondissements, France Stratégie, Septembre 2020, https://www.strategie.gouv.fr/files/files/Publications/2020/CICE/fs-2020-rapport-cice2020-16septembre-final18h.pdf.
[24] MESR-DGRI, Le Crédit d’Impôt Recherche en 2021 (Données provisoires), Paris, 2023, https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/sites/default/files/2023-11/le-cr-dit-d-imp-t-recherche-en-2021—provisoire-30075.pdf.
[25] Pour une évaluation des effets limités des exonérations de cotisations sociales sur l’emploi, voir Antoine Bozio et Antoine Wasmer, Les politiques d’exonérations de cotisations sociales : une inflexion nécessaire, Rapport pour la Première Ministre, 2024, https://www.vie-publique.fr/rapport/295596-les-politiques-dexonerations-de-cotisations-sociales.
[26] Georges Hemery et Balthazar Vatimbella (SCIDE), Romain Billiard et Lucas Gravit (SI), « Où en est la réindustrialisation de la France ? », Les Thémas de la DGE, no 20, mai 2024, p. 2, https://www.entreprises.gouv.fr/files/files/Publications/2024/themas/Themas-DGE-N20-VE.pdf.
[27] « à travers la contribution positive de l’emploi manufacturier avec 130 000 emplois salariés en équivalent temps plein créés dans l’industrie depuis 2017, dont 28 000 en 2023. » (« Où en est la réindustrialisation de la France ? », Les Thémas de la DGE, mai 2024,p. 3. https://www.entreprises.gouv.fr/files/files/Publications/2024/themas/2024-themas-dge-n20.pdf)
[28] Aux licenciements collectifs recensés par la CGT, il faut ajouter les défaillances d’entreprise dont témoignent en novembre 2024 les 52 214 procédures collectives ouverte depuis le début de l’année soit l’équivalent d’un plan social portant sur 150 000 emplois (« Construction, commerce, automobile… La France menacée par une vague de plans sociaux », Le Monde, 8 novembre 2024). L’inquiétude est profonde car, selon un expert patronal cité par le même article : « Que des entreprises disparaissent, c’est habituel, rappelle Denis Ferrand, directeur général de l’institut d’études économiques Rexecode. Le problème, c’est qu’il y en ait beaucoup en même temps. L’important est aussi la capacité du tissu économique à recréer de l’emploi, et c’est là qu’il faut faire preuve de prudence. »
[29] Franck Petit, « Pour la mise en place d’un conseil d’entreprise accompagnée de la fusion des délégués du personnel et des délégués syndicaux », Revue de droit du travail, 2010, p. 80 ; Bernard Teyssié, Jean-François Césaro et Arnaud Martinon, « Du CHSCT à la commission santé et sécurité du comité d’entreprise », JCP, édition sociale 21, 2011, p.10 ; Françoise Favennec-Héry, « Une question qui fâche : les mille feuilles des instances représentatives du personnel », Droit Social, no 3, 2013, p. 250.
[30] « Seuils sociaux : François Rebsamen propose un gel de trois ans », Les Échos, 28 mai 2014.
[31] Jean Boissonnat, Le travail dans vingt ans, Paris, Odile Jacob/La Documentation française, 1995.
[32] Axelle Arquié, Thomas Grjebine, « Vingt ans de plans sociaux dans l’industrie : quels enseignements pour la transition écologique ? », La Lettre du CEPII, no 435, mars 2025. https://www.cepii.fr/PDF_PUB/lettre/2023/let435.pdf.
[33] Nicolas Dufourcq, op. cit., p. 66.
[34] Denis Giordano, « Travaux publics : du chômage partiel au protocole sanitaire. Les institutions salariales de la sécurité au travail », in Claude Didry (coord.), Face au covid, l’enjeu du salariat, Paris, La Dispute, 2023, p. 71-94.
[35] Ce rétrécissement tient non seulement à la suppression du CHSCT, mais aussi à la centralisation des conseils sociaux et économiques à la suite d’une de la redéfinition du périmètre de ces instances par les directions d’entreprise.
[36] « La croissance des dividendes devrait être plus marquée encore en France (+ 8 % en 2025 et + 9 % en 2026). Les montants distribués par les entreprises françaises intégrées au MSCI Europe atteindraient ainsi 81 milliards d’euros en 2025 et 88 milliards d’euros en 2026. » (« Versement de dividendes : pas de ralentissement en vue pour les entreprises en Europe », Le Monde, 14 janvier 2025). MSCI (anciennement Morgan Stanley Capital International) Europe est un indice groupant « 414 sociétés représentant environ 85 % de la capitalisation boursière globale des 14 pays européens concernés » (Ibid.).
[37] Pour un regard italien sur une situation analogue à celle de Dunkerque, dans le cadre d’Arcelor Mittal, voir Lidia Greco, « A just transition: Insights from the labour unions of a steel locality (Taranto, Italy) », Economic and Industrial Democracy, vol. 44, no 4, p. 1127-1148.
[38] Certains voient dans BpiFrance un « nouveau parrain du capitalisme français », en avançant que « La banque publique d’investissement, présente dans les conseils d’administration de nombreux groupes français, joue désormais un rôle-clé dans la stratégie de l’État actionnaire. Mais son rôle ambigu, entre bras armé de l’État et financier pur et dur, suscite les critiques. » (« Bpifrance, nouveau parrain du capitalisme français », par Isabelle Chaperon, Le Monde, 22 janvier 2025).
[39] Nicolas Dufourcq, op. cit.
[40] Pierre Boisard, Claude Didry et Dima Younès, Les travailleurs de l’innovation. De l’entrepreneur aux salariés, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016.
[41] « Le site existe toujours, l’entreprise est devenue SGD Pharma, dont la BPI est actionnaire », (Mohamed Oussedik et Marcel Grignard, « témoignage de syndicalistes », in Nicolas Dufourcq, op. cit., p. 272).
[42] Jean-Christophe Le Duigou, « Pour une sécurité sociale professionnelle », Formation Emploi, no 76, 2001, p. 153-158.
[43] En se rapprochant de « la Sociale », telle que l’envisage Nicolas Da Silva dans La Bataille de la Sécu, Paris, La Fabrique, 2023.
[44] Georges Gurvitch, « Les voies de la démocratisation industrielle », Esprit, vol. 6, no 203, juin 1953, p. 964-972.
[45] Ibid., p. 965.
[46] Ibid.
[47] Il déclare le 15 décembre 2024 : « La transition ne se fera pas sans l’industrie. Ce que l’on attend de l’Europe, c’est qu’il y ait un moratoire sur la fermeture des sites industriels, pour enclencher cette transition vers des nouveaux modes de production. Et là, on demande à la Commission d’agir » (Arte Journal, 2 minutes 15-30).
[48] Gérard Adam et Jean-Daniel Reynaud, Conflits du travail et changement social, PUF, Paris, 1978, p. 295-321.
[49] Jean Lojkine, Le tabou de la gestion. La culture syndicale entre contestation et proposition, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1996, p. 145 et s.
[50] Cette affaire a été marquée par l’exercice de son droit de préemption par la métropole de Rouen, en vue de rendre possible le maintien d’une activité papetière qui absorbe près de 40 % du papier recyclé en France. Voir Arnaud Dauxerre, La mobilisation collective des acteurs sociaux à l’épreuve des restructurations industrielles. Enjeu réel ou gesticulation vaine face à des choix économiques souverains ?, mémoire dans le cadre de l’executive master des politiques publiques, Sciences Po, 2023.
[51] L’Organisme Professionnel de Prévention du Bâtiment et des Travaux Publics est un organisme « créé en 1947 à l’initiative des partenaires sociaux des branches bâtiment et travaux publics compte tenu de l’importance des questions santé et de la sécurité dans le BTP. Il est le premier organisme paritaire de branche dédié à la prévention des risques professionnels. [Il] est composé d’experts en prévention issus du terrain qui accompagnent au quotidien les professionnels et les acteurs du BTP » (extraits du site officiel : www.oppbtp.com/qui-sommes-nous/, consulté le 17 juin 2025).
[52] Denis Giordano, « Travaux publics : du chômage partiel au protocole sanitaire. Les institutions salariales de la sécurité au travail », op. cit.
[53] Samuel Zarka, « Tourner en pandémie. La mobilisation des CHSCT des branches cinéma et audiovisuel », in Claude Didry (coord.), Face au covid, l’enjeu du salariat, Paris, La Dispute, 2023, p. 95-121.
[54] Les opérateurs de compétences (OPCO) sont des organismes français agréés par l’État chargés d’accompagner la formation professionnelle des salariés, en collectant les fonds des entreprises des branches au sein desquelles ils interviennent pour financer des actions de formation, engager des démarches de gestions prévisionnelles de l’emploi et des compétences et assurer la reconversion éventuelle des salariés.
[55] Cité par Samuel Zarka, Ces invisibles qui font le cinéma. Équipes, métiers, monde professionnel, Paris, PUF, 2025. On pourrait évoquer également un projet d’aménagement de la Caisse Nationale des Lettres, par une loi de 1946 qui n’est jamais entrée en vigueur organisant un financement des activités littéraires à partir d’une cotisation des écrivains et des éditeurs (Gisèle Sapiro, Boris Gobille, « Propriétaires ou travailleurs intellectuels ? Les écrivains français en quête d’un statut », Le Mouvement Social, no 214, 2006, p 123).
[56] Nicolas Castel, « Allumer la flamme puis la réduire : le statut des électriciens-gaziers. Première partie », dans ce dossier.

