par Antoine Bernard de Raymond* , Sylvain Bordiec** , Louise Doglio* , David Glory**, Marthe-Aline Jutand**
*BSE, Université de Bordeaux **CeDS, Université de Bordeaux
Depuis le début du XXIe siècle, tant les mouvements sociaux que la recherche scientifique ont fait valoir une revendication de démocratie alimentaire[1] face au pouvoir jugé exorbitant des multinationales sur l’alimentation. Cette revendication a nourri de multiples expérimentations dans les pays occidentaux, depuis la mise en place des Food Policy Councils dans les pays anglo-saxons, jusqu’aux Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) en France. Depuis 2019, un collectif d’organisations[2] développe un projet politique de Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Soucieuses d’aborder les enjeux de transformation des modèles agricoles ainsi que les enjeux d’accès à l’alimentation comme un tout systémique, dans un contexte de crise climatique et économique, ces organisations ont formulé une proposition qui vise à « une socialisation de l’alimentation pour répondre aux enjeux agricoles et alimentaires ». Pour penser et élaborer le projet de SSA, ce collectif national s’inspire directement des fondements du Régime général de la Sécurité sociale, lequel fut fondé en 1946[3] pour constituer la matrice philosophique et politique d’un « ordre social nouveau »[4]. Dans une perspective transformative similaire, la SSA se construit autour de trois piliers centraux : « l’universalité du processus, un conventionnement des produits accessibles organisé démocratiquement, et un financement assis sur une cotisation basée sur la valeur ajoutée produite par l’activité économique »[5]. Cette proposition macro-économique, dont le modèle est pensé à l’échelle nationale, voire internationale, inspire de nombreuses initiatives locales qui, ce faisant, entendent expérimenter, à différentes échelles (quartier, commune, « bassin de vie », département), ce dispositif ambitieux.
Dans cet article, nous analysons la mise en place de l’une de ces expérimentations locales de SSA, en Gironde. Ses initiateurs et initiatrices[6] l’ont envisagée comme une tentative de démocratiser une filière agroalimentaire, en construisant un « pouvoir d’agir citoyen » sur l’alimentation. Ici nous discutons les enjeux et la portée d’une telle tentative de démocratisation. Nous montrons notamment que le terme générique de « démocratie alimentaire » renvoie à différents processus ou différentes dimensions, selon les protagonistes ou selon le contexte, et que ces différentes dimensions sont inégalement abouties au sein de l’expérimentation de SSA. Nous distinguons notamment trois dimensions de démocratie politique, de démocratie sociale et de démocratie industrielle[7]. Distinguer ces dimensions est nécessaire pour saisir les tensions au sein d’un mouvement social pour la démocratie alimentaire, et objectiver les différents projets d’expérimentation de SSA. Ce faisant, on est mieux à même de saisir les virtualités de la revendication de SSA, que ce soit au niveau du plaidoyer ou de l’expérimentation pratique.
La notion de démocratie alimentaire (food democracy), telle qu’on l’entend aujourd’hui, est issue des sciences sociales. Les travaux du géographe britannique Tim Lang[8] en particulier, ont permis d’en poser les bases. Celle-ci découle du constat du pouvoir démesuré des grands groupes privés (industries agroalimentaires, groupes de distribution) sur l’alimentation, en contradiction avec la promesse d’un libre gouvernement de l’alimentation par le marché et le choix des consommateurs. Alors que les systèmes alimentaires mis en place dans les pays occidentaux après la Seconde Guerre mondiale se sont construits sur une promesse de nourriture abondante et bon marché pour tous et toutes[9], à la fin du xxe siècle, scientifiques et mouvements sociaux mettent en avant les impensés et les chausse-trappes de l’agriculture productiviste et de l’alimentation industrielle : contrôle de l’alimentation par une poignée d’entreprises multinationales, effets pervers de la conduite de l’agriculture par la science et le progrès technique (e. g. crise de la « vache folle », Organismes génétiquement modifiés), dégâts irréversibles de l’agriculture industrielle sur le vivant, maintien ou retour d’inégalités sociales d’accès à l’alimentation, etc. En dénonçant les illusions et les impasses d’un gouvernement marchand de l’alimentation[10], scientifiques comme militantes mettent en avant la nécessaire démocratisation des systèmes alimentaires. Au début, cela passe d’abord par une meilleure information des individus, pour que ceux-ci soient à même d’exercer un contrôle réflexif sur leur alimentation, s’affirmer comme citoyennes plutôt que comme consommatrices uniquement. À cela s’ajoute rapidement le besoin de reconnecter l’alimentation et l’agriculture (de plus en plus distantes l’une de l’autre, aussi bien géographiquement que culturellement) et la valorisation des circuits courts, par exemple à travers un mouvement comme celui des Amap en France. Ainsi, la demande de démocratie alimentaire se cristallise au début du XXIe siècle autour de la demande de relocalisation de l’agriculture afin de permettre une délibération et un contrôle citoyens de l’alimentation, exemplaires, comme le proposent Paturel et Ramel, des potentialités de la démocratie alimentaire à rendre possible une « citoyenneté active basée sur l’autonomie de décision et d’action des acteurs » rétablissant « les conditions de la justice sociale »[11].
Par conséquent, la plupart des projets se revendiquant de la démocratie alimentaire ont une portée essentiellement locale, engagent un nombre réduit d’individus/ménages et d’organisations, et se déploient en dehors du système dominant (grandes exploitations agricoles, industries agroalimentaires, grande distribution). Les Food Policy Councils mis en place en Amérique du Nord depuis une vingtaine d’années, au niveau urbain ou régional, représentent l’incarnation typique (et la plus souvent étudiée par les sciences sociales) de ces initiatives en faveur de la démocratie alimentaire[12]. Le concept de démocratie alimentaire a ainsi fait l’objet d’un certain nombre de critiques soulignant la portée limitée des initiatives associées, et leur faible capacité à impulser un changement structurel[13].
En outre, si la revendication de démocratie alimentaire est assez consensuelle, ce caractère consensuel est en partie dû au caractère flou de la notion[14]. Au-delà de ce flou, on peut noter que la plupart des travaux (et des démarches) s’inscrivant dans une perspective de démocratie alimentaire visent principalement une dimension de démocratie politique. Concrètement, il s’agit d’assurer (face au pouvoir sans véritable contrôle des multinationales de l’alimentation) une représentation et une contribution à la prise de décision citoyenne, ainsi que de déployer une publicité de ces activités, grâce à des instances ad hoc. Autrement dit, les initiatives en faveur de la démocratie alimentaire se focalisent d’abord sur des processus formels de gouvernement. Dans une revue de la littérature sur le sujet, Candel[15] propose ainsi d’étalonner les recherches sur la démocratie alimentaire en fonction de leur analyse de quatre dimensions des processus politiques : inclusion, prise de décision, jugement éclairé et transparence. Cet auteur fait le constat que les initiatives étudiées ne s’inscrivent pas toujours dans ces quatre dimensions, et que leurs effets sur la prise de décision politique sont généralement limités, tandis que leurs effets en matière d’inclusion sont parfois adverses, donnant lieu par exemple à des formes d’exclusion de minorités raciales[16]. Au-delà de cette dimension strictement citoyenne de la démocratie alimentaire, certaines contributions soulignent au contraire la nécessité d’élargir le concept. Paturel et Ndiaye proposent ainsi d’intégrer au concept de démocratie alimentaire les enjeux de justice sociale et ceux de citoyenneté pour l’ensemble des acteurs des systèmes alimentaires[17].
De ce point de vue, nous montrons dans cet article que l’expérimentation de SSA constitue une contribution originale à la démocratie alimentaire, dans la mesure où elle embrasse l’ensemble de ces dimensions relatives aux processus politiques. Mais aussi, et surtout, nous montrons que les expérimentations de SSA (et plus largement, le projet politique de la SSA) mettent en tension cette conception politique formelle de la démocratie avec d’autres dimensions de la démocratie, à savoir la démocratie sociale et la démocratie industrielle[18]. La démocratie sociale renvoie à la lutte contre les inégalités socio-économiques d’accès à un bien ou service essentiel, tandis que la démocratie industrielle renvoie à l’égalité dans le contrôle des activités de production[19]. Mettre en avant ces différentes dimensions permet d’avoir une appréhension plus juste des enjeux et des contraintes liés à la démocratisation d’une filière économique, et permet d’éviter les impasses d’une vision strictement citoyenne de la démocratie alimentaire. Cet article examine ainsi dans quelle mesure ces différentes dimensions sont satisfaites par l’expérimentation de SSA en Gironde, et met en exergue les complémentarités, mais aussi les tensions qui peuvent se faire jour entre différents objectifs de citoyenneté politique, d’égalité d’accès à un bien, et de contrôle collectif de la production. En particulier, il montre comment les deux perspectives de lutte contre l’exploitation économique (démocratie industrielle) et de lutte contre les mécanismes de domination symbolique (démocratie sociale) peuvent entrer en conflit
L’expérimentation de SSA en Gironde
En 2020, une dizaine d’organisations girondines de l’éducation populaire, de l’économie sociale et solidaire et du travail social intervenant, en particulier, dans les territoires populaires, et accompagnées par des chercheurs et chercheuses, se sont réunies en un collectif, baptisé Acclimat’action, afin de faciliter l’accès de toutes à une alimentation durable et de qualité.
Convaincues de l’utilité sociale de leurs actions respectives, ces structures ont également constaté leur incapacité à influer sur les ressorts structurels qui conduisent à ce qu’année après année, elles voient le nombre de leurs bénéficiaires toujours augmenter. Désireuses, dans un premier temps, de partager et de se rassembler autour de constats communs, les structures ont entamé un travail réflexif visant à réinterroger, à travers le regard de l’autre, les limites de leurs actions. C’est à partir de ce partage collectif que, peu à peu, elles ont envisagé de nouvelles modalités d’action visant à s’attaquer aux racines structurelles de la précarité alimentaire qui s’accentue dans un contexte de dégradations climatique et environnementale sans précédent.
| Encadré 1 : méthodologie, le cadre souple d’un accompagnement scientifique au long cours Les analyses ici proposées reposent sur des apports empiriques liés à notre participation au collectif Acclimat’action depuis l’automne 2020, ceci dans une fonction générale d’accompagnement et de suivi scientifiques. Au lancement du collectif, celui-ci rassemble essentiellement des acteurs de l’éducation populaire, du travail social et de l’économie sociale et solidaire (travaillant, précisons-le, au sein d’organisations parfois dotées de personnel dédié à la recherche-action). Mais, assez rapidement, un consensus s’est opéré en son sein sur la nécessité, d’abord à des fins de « prise de recul » et de renforcement de la compréhension des choses réalisées et imaginées, de collaborer avec des chercheurs et chercheuses en sciences sociales à même – en prenant part aux actions d’Acclimat’action – de favoriser cette réflexivité. C’est à la faveur de cette dynamique collective que nous avons été sollicitées. Enthousiastes à l’idée de prendre part à ce collectif dont la proposition offrait une précieuse opportunité de faire, avec les sciences sociales, quelque chose de potentiellement utile socialement et politiquement, d’autant plus de façon à la fois plus explicite et plus immédiate qu’à l’accoutumée, nous avons répondu favorablement, convaincues, en outre, que le cadre collaboratif posé d’emblée ne nous réduisait, en aucun cas, à une fonction restrictive et temporellement limitée d’évaluation scientifique. Cet exercice est désormais obligatoire pour toute initiative d’action sociale et de politique publique ayant à faire la preuve, auprès des financeurs et/ou des autorités politiques, de sa pertinence et/ou de son efficacité[20]. Et celui-ci se solde, en général, par la production écrite de diagnostics normatifs. Certes, il n’y a pas lieu de prétendre que nous sommes, dans nos analyses d’Acclimat’action, strictement « neutres ». Reste qu’ici, l’absence de sollicitation évaluative explicite nous laisse la possibilité de faire valoir une conception du travail scientifique combinant d’une part mobilisation rigoureuse des méthodes d’enquête et, d’autre part, réactivité, nécessairement sélective, à l’intense et constante activité du collectif, depuis les prémisses de ses réflexions communes jusqu’à son investissement dans une expérimentation locale de la SSA. Notre engagement en tant que scientifiques n’a pas de contours formellement délimités et fluctue au gré des disponibilités de chacune et des forces en présence, constituées d’un chercheur, d’une enseignante-chercheuse et d’un enseignant-chercheur titulaires, d’un ingénieur d’études, d’une doctorante et d’un post-doctorant et de stagiaires : selon les séquences, selon les enjeux travaillés par le collectif, selon, également, nos inscriptions disciplinaires (anthropologie, sciences de l’éducation, sociologie, principalement), nos statuts professionnels et étudiants et selon, enfin, les obligations liées aux financements de la recherche obtenus, les positionnements varient, allant de l’acte d’enquête « classique » par observation, entretien et questionnaire jusqu’au partage public d’une idée ou d’une position lorsque des décisions sont à prendre ou, encore, lorsque des négociations avec les autres partenaires (les collectivités locales, en particulier) sont en cours, en passant par la participation (a minima) observante à l’activité du collectif et, au-delà, de l’expérimentation de la SSA en Gironde. Par-delà ces variations, l’activité scientifique est ici sinon guidée tout au moins informée de façon continue par le sentiment, il faut l’avouer assez rare dans la pratique des sciences sociales, de contribuer à quelque chose de significatif, d’important socialement et politiquement, sans pour autant avoir à renier, en vertu du cadre souple où notre activité s’inscrit, les préceptes fondamentaux de la recherche. |
En 2021, faisant suite à un travail d’animation auprès des habitantes et à la rencontre avec différentes institutions, dont le Conseil départemental de la Gironde, le collectif Acclimat’action se donne pour objectif d’expérimenter dans le département les voies d’un droit à une alimentation durable et de qualité dans un contexte de changement climatique et de précarité alimentaire grandissante. C’est nourri de cette proposition ambitieuse que le collectif décide de construire un dispositif qui permettra d’engager des habitantes des territoires où il intervient dans un processus de démocratie alimentaire. Ceci, avec pour objectif premier, l’élaboration collective de propositions concrètes visant à instaurer une véritable politique publique de transition alimentaire. De façon concomitante, une telle volonté a également été exprimée par le Conseil départemental au début de l’année 2022. Le collectif Acclimat’action a alors souhaité faire se rencontrer les dynamiques institution-nelles et la société civile pour construire une action inédite et ambitieuse en Gironde : concevoir et mettre en place une expérimentation pilote d’une politique publique afin de réaliser pleinement le droit à une alimentation durable pour toutes et tous en s’appuyant sur les trois principes piliers fondateurs de la SSA : universalité, conventionnement démocratique, financement par la cotisation.
En parallèle de ce rapprochement, une troisième entité partageait cette même volonté d’agir sur les questions d’accès à l’alimentation dans le cadre d’une démarche citoyenne : la Ville de Bordeaux. En 2020, la liste électorale de « Bordeaux Respire », portée par Pierre Hurmic, avait fait de la « démocratie permanente » un des thèmes principaux de sa campagne, au même titre que la transition écologique et la justice sociale[21]. C’est donc dans l’alignement de ces aspirations et dans une perspective de développement de la coopération avec le Conseil départemental, qui restait faible jusqu’à présent, que la Ville de Bordeaux s’est jointe à la dynamique. Elle a notamment octroyé un soutien financier et logistique à la démarche et a également mis à disposition du temps de travail de certains de ses agents, en premier lieu ceux issus de son Centre Communal d’Action Sociale (CCAS).
Dans un premier temps, le collectif Acclimat’action a instauré une démarche délibérative, visant à élaborer les cadres d’une expérimentation locale de SSA. Ce dispositif délibératif, conçu par le collectif Acclimat’action et soutenu par le Conseil départemental de Gironde et la Ville de Bordeaux, a pris le nom de « Parcours d’engagement » et il constitua, de janvier 2023 à juillet 2023, la première pierre à l’édification de cette expérimentation de SSA en Gironde. Les Parcours d’engagement[22] ont été un processus déployé dans quatre territoires du département de Gironde, deux urbains et deux ruraux : Bordeaux (quartier nord et La Benauge), Bègles, Captieux-Sud Gironde, Pays foyen. Ce choix permettait d’appréhender les spécificités territoriales et leurs contraintes associées. Pendant six mois, quarante citoyens et citoyennes (dix par territoire), accompagnés du collectif Acclimat’action et en particulier d’animatrices territoriales salariées[23] des structures locales membres du collectif, ont développé des connaissances et des compétences sur les enjeux de l’alimentation afin de construire une charte commune de conventionnement constituant le socle de l’expérimentation de SSA en Gironde (voir encadré ci-dessous).
| Encadré 2 : caractéristiques des participant·es aux Parcours d’engagement[24] Les observations des parcours d’engagement, les entretiens réalisés avec leurs protagonistes sur leurs trajectoires et inscriptions dans le dispositif et, par ailleurs, un questionnaire distribué dans le but d’objectiver leurs propriétés sociales, permet de caractériser ces femmes et ces hommes. Ils et elles ont été en grande partie recrutées via les organisations d’aide sociale et de promotion de l’alimentation saine et durable membres du collectif Acclimat’action, ceci selon des critères estimés pertinents pour enrôler une majorité numérique de personnes ne prenant pas (ou prenant peu) habituellement la parole (publique) sur l’alimentation et connaissant (ou ayant connu) la précarité alimentaire ; pour, également, garantir, attendu que le rapport à l’alimentation est en partie déterminé par l’âge, une diversité générationnelle ; et pour tendre, enfin, étant donné la tendance forte de surreprésentation des femmes dans ce type de dispositif d’engagement autour de l’alimentation, vers la parité de genre au sein des Parcours d’engagement. À noter que l’objectif de facilitation de la participation a conduit, lors de ce stade préparatoire de l’expérimentation, à privilégier le recrutement de femmes et d’hommes maîtrisant suffisamment la langue française pour comprendre les choses dites et faites dans les Parcours d’engagement, ainsi que pour s’y faire comprendre. À noter, également, qu’ils et elles ont bénéficié d’un défraiement de 400 euros conditionné à la participation entière aux parcours. Dans les faits, les Parcours d’engagement ont attiré 60 % de femmes et 40 % d’hommes majoritairement à la retraite, au chômage ou sans activité professionnelle, notamment en raison de maladie et/ou de reconnaissance d’inaptitude médicale au travail (63 %). Lorsqu’ils et elles sont inscrites dans les mondes du travail (37 %), les membres des Parcours d’engagement sont le plus souvent « employées » ou « professions intermédiaires ». Par ailleurs, 58 % de ces femmes et hommes ont plus de 50 ans, 62 % d’entre ils et elles ont un revenu inférieur au premier décile (moins de 12 200 euros par an et par unité de consommation) et 35 % des participantes bénéficient ou ont bénéficié d’aide alimentaire. Sur le plan de la composition des foyers, les personnes vivant seules sont les plus représentées (34 %), suivies des personnes ayant un enfant à charge (19 %). Autre révélateur possible, avec la retraite et la coupure prématurée de la sphère du travail rémunéré, du rapport entre engagement dans le dispositif et disponibilité biographique, 60 % de ces femmes et hommes n’ont pas ou plus d’enfant à charge. |
La ratification de la charte en juillet 2023 a été un moment décisif de la mise en œuvre de l’expérimentation, dont il restait ensuite à déterminer la structure organisationnelle, financière et juridique. De septembre 2023 au 19 mars 2024, date du lancement de l’expérimentation, quatre Collectifs territoriaux ont été établis, correspondant aux structures préfiguratrices des futures caisses locales. Ces Collectifs territoriaux étaient composés d’un noyau constitué des citoyennes et animatrices ayant participé aux Parcours d’engagement, ainsi que d’autres citoyennes, d’élues locales, d’agentes techniques des collectivités, d’acteurs du système alimentaire (production et distribution), ou encore d’associatifs locaux. Ces Collectifs territoriaux ont permis de définir les modes de financement en précisant notamment les demandes de subventions pour permettre une année d’expérimentation, de finaliser les critères de cotisation, ainsi que les processus de conventionnement, de déterminer le montant de l’allocation et l’outil de transactions durant l’expérimentation, mais aussi d’élaborer une gouvernance permettant d’assurer le respect des valeurs portées dans le cadre de la SSA. Durant le mois d’avril 2024, environ 400 participantes ont été recrutées[25], les premiers lieux de distribution et de production ont été conventionnés, les premières cotisations et allocations ont été versées et l’expérimentation a débuté.
Cette trame chronologique ayant été posée, revenons sur les tensions, les dilemmes qui ont pu émerger lors de la construction de cette expérimentation de SSA et sur les arbitrages réalisés et, enfin, sur ce que ceux-ci nous disent sur ce que peut être la SSA.
L’exigence d’une citoyenneté renouvelée
Inspirée des travaux de Bernard Friot ou de Nicolas Da Silva[26] revisitant l’histoire de la Sécurité sociale, en particulier pour montrer la radicalité du Régime général de 1946, la proposition de SSA s’appuie sur la distinction entre « l’État social » et « La Sociale »[27] pour permettre aux citoyens et citoyennes de reprendre la main sur le fonctionnement des systèmes agroalimentaires. Ces relectures historiques de la Sécurité sociale offrent un discours critique sur l’étatisation progressive du système qui, selon ces auteurs, aurait conduit sinon à sa perversion, en tout cas à un affaiblissement de sa portée transformative. Contre la vision libérale d’une démocratie de marché, aiguillonnée par les choix du consommateur souverain[28], la SSA met au cœur de ses préoccupations la délibération et la prise de décisions collectives dans l’organisation de la production et des échanges, en dehors des mécanismes marchands. La SSA propose ainsi la mise en place de caisses locales de l’alimentation à l’échelle des bassins de vie, contrôlées par les citoyens, plutôt que par les pouvoirs publics (les administrations d’État), et ce, en lieu et place de l’organisation marchande contrôlée par des entreprises privées. Toutefois, la très grande majorité des expérimentations inspirées de la proposition de SSA font pour leur part intervenir un acteur intermédiaire entre l’État et les citoyens et citoyennes, à savoir les collectivités locales. Ces collectivités peuvent aussi, mais d’une manière spécifique, revendiquer une opposition à l’étatisation (c’est-à-dire à la centralisation) des services publics ou de la protection sociale. Dans ces conditions, comment satisfaire et maintenir l’exigence démocratique portée par la SSA ?
Les Parcours d’engagement – une alternative au modèle de la Convention citoyenne
Rappelons-le, l’expérimentation en Gironde inspirée de la proposition de SSA est née de la rencontre entre deux volontés d’abord indépendantes, celle du collectif Acclimat’action d’une part, et celle de la Présidence du Conseil départemental de la Gironde, d’autre part. Ayant constaté leur volonté commune de cheminer vers une SSA, les deux instances ont fait le choix de travailler ensemble. Pour le collectif Acclimat’action, ce choix était à double tranchant : d’un côté, il permettait de donner une portée et une visibilité plus fortes à l’expérimentation de SSA, de l’autre, il présentait un risque de perdre la main sur les modalités de construction du projet. Étant donné que l’intention initiale du collectif Acclimat’action était d’accompagner une réflexion citoyenne sur la SSA, il fut d’abord convenu entre les deux parties qu’Acclimat’action mènerait un travail de consultation citoyenne sur la SSA. En ce sens, le Département avait initialement prévu d’organiser d’autres cercles de consultation, en plus du cercle citoyen, afin de diversifier les instances de détermination des caractéristiques de l’expérimentation. Ont ainsi été envisagés un cercle économique (pour les enjeux de financement) et un cercle social (pour travailler notamment sur le public de l’expérimentation). Ces cercles n’ont finalement pas été constitués et ce travail a été mené dans le cadre des Collectifs territoriaux qui ont suivi les Parcours d’engagement.
Un des principaux points de négociation entre les deux parties a porté spécifiquement sur le caractère contraignant ou au contraire consultatif du résultat de la délibération citoyenne au travers de la détermination d’un mandat, confié aux citoyens et citoyennes des Parcours d’engagement. Une tension s’est alors jouée au sein du Conseil départemen-tal – principal soutien du collectif côté collectivité territorial à ce moment-là du processus – entre d’un côté une forme de réticence à s’en remettre à une instance tierce pour construire une politique qui engagerait le Département et, de l’autre, une volonté réelle de croire en ce processus de délibération citoyenne. Acclimat’action s’engagea ainsi dans la mise en place d’une consultation citoyenne sans que ce point ne fût entièrement tranché, mais en faisant valoir que, de son point de vue, l’exercice devait permettre de construire l’architecture de l’expérimentation de SSA et n’avait pas de sens s’il ne devait être que consultatif. Une mission a alors été confiée aux citoyens et citoyennes, par le Conseil départemental, avec une formulation permettant de ne pas trancher complètement ce point : « Pour réaliser pleinement le droit à l’alimentation durable sur votre territoire, selon vous quelle forme devra prendre l’expérimentation d’une SSA en Gironde ? ».
Afin d’éviter les travers de la démocratie participative, où l’initiative de la consultation, de même que l’usage des résultats de la consultation citoyenne (avec l’exemple des conventions citoyennes), restent à la discrétion de l’exécutif[29], le collectif Acclimat’action choisit de ne pas utiliser le terme de « Convention citoyenne » (utilisé comme référence pour la « Convention climat »), même si ce dispositif fait partie des sources d’inspiration, mais celui de « Parcours d’engagement », également pour signifier qu’il ne s’agit pas là d’un but en soi, mais d’une étape dans un processus d’élaboration qui dépasse le simple calendrier de ces Parcours. Ces derniers se sont composés d’une première phase de réflexion sur des enjeux liés à l’alimentation, centrés autour des « idées reçues de l’alimentation »[30], puis d’une seconde phase, à partir de mars 2023, durant laquelle a été élaborée, conjointement entre les quatre territoires, une Charte commune de conventionnement[31]. Cette Charte commune a été finalisée et adoptée lors du week-end de clôture des Parcours d’engagement le 10 juin 2023 ? à Hostens (Gironde). Elle spécifie, en particulier, les critères de conventionnement pour les lieux de distribution et les produits pour l’expérimentation.

Les membres des Parcours d’Engagement adoptent la version finale de la Charte de conventionnement, Hostens, juin 2023. Photo : Antoine Bernard de Raymond
Au moment de sa validation par l’ensemble des citoyens et citoyennes des Parcours, il n’était pas acquis que les collectivités locales impliquées dans l’expérimentation accepteraient la Charte commune telle quelle. S’en est suivie une nouvelle période de discussions et de négociations entre Acclimat’action et les collectivités locales pour faire reconnaître la valeur de la délibération citoyenne et la nécessité de son adoption – en l’état – pour la suite de l’expérimentation de SSA. Un comité regroupant l’ensemble des parties prenantes de l’expérimentation, à savoir des représentants et représentantes d’Acclimat’action, des collectivités territoriales, mais également des citoyens et citoyennes issus des Parcours, a permis de valider cette position. Ainsi, le document normatif qui constitue le socle de l’expérimentation de SSA a pu être élaboré par des groupes de citoyens et citoyennes, dans un cadre proposé et animé par des membres du collectif Acclimat’action. Sans que cet élément fût acquis dès le départ, ce fût la réalisation du premier aspect de la dimension démocratique de la SSA.
Parmi les difficultés rencontrées pour légitimer le travail citoyen mené dans le cadre des Parcours d’engagement, c’est bien autour de la modalité du recrutement – privilégiant la cooptation – que se joue un des enjeux démocratiques de ce type d’initiatives. Dans le cadre des Conventions citoyennes, ces dernières tirent leur légitimité tant des mandats qui leur sont attribués que du mode de recrutement basé sur un tirage au sort parmi la population générale garantissant une représentativité du panel citoyen. Pour des raisons à la fois matérielles (impossibilité de supporter le coût économique et la logistique d’un tel tirage au sort), mais également philosophiques, le collectif a choisi de mettre au cœur de la démarche de recrutement la volonté des participantes de s’engager pour l’intérêt général, dans un parcours long, rigoureux et exigeant en termes d’investissement, ceci en se focalisant sur une majorité de personnes qui sont ou ont été en situation de précarité alimentaire. C’est autour de cet engagement favorisé par un cadre se voulant « bienveillant » élaboré par des animatrices de structures connues des citoyennes, et non pas sur le caractère « représentatif », que se joue toute la légitimation d’une telle démarche. Ceci nous invite à repenser les frontières de la perspective universaliste de la SSA dans le cadre d’initiatives locales contraintes.
Alors que les initiatives en faveur de la démocratie alimentaire peinent parfois à aller au-delà des dimensions d’inclusion et de participation, l’expérimentation de SSA en Gironde, à travers les Parcours d’engagement, est parvenue non seulement à satisfaire ces dimensions, mais aussi à faire en sorte que le pouvoir d’agir citoyen revendiqué ne se limite pas à la sélection des participants et à la qualité des délibérations, pour englober la prise de décision. En effet, le produit de la délibération citoyenne – la Charte de conventionnement – a bien été adopté tel quel dans le cadre de l’expérimentation.
La gouvernance de l’expérimentation : entre politique sociale territorialisée et pouvoir d’agir citoyen
Au-delà de l’élaboration de la Charte de conventionnement, la question démocratique s’est posée spécifiquement au sujet de la gouvernance de l’expérimentation. La proposition de SSA, inspirée du Régime général de 1946, repose de manière centrale sur la gestion d’une fonction sociale par les intéressés eux-mêmes plutôt que par les entreprises ou l’État. Au niveau d’une expérimentation locale de SSA, ceci pose de manière centrale la question de l’organisation de la ou des caisse(s) locale(s) de l’alimentation, de leur composition, des modalités de la prise de décision et de leur gestion. Dans la phase de construction de l’expérimentation, s’est donc posée la question de la place des citoyens dans les caisses locales de l’expérimentation ainsi que celle des collectivités locales. Cette question a été abordée en particulier pendant le deuxième semestre de l’année 2023, à un moment où le dispositif reposait sur des instances décentralisées (les Collectifs territoriaux), et deux instances centrales (auxquelles participaient les collectivités locales) – le Comité technique et le Comité stratégique. Le Comité stratégique avait notamment pouvoir de validation des orientations proposées par les Collectifs territoriaux, et le Comité technique était force de réflexion et de propositions sur un ensemble de sujets concernant les contours de l’expérimentation, depuis le montant de l’allocation mensuelle versée aux ménages jusqu’à l’outil de transaction utilisé, en passant par la forme juridique de l’expérimentation[32].
C’est précisément sur la forme juridique de l’expérimentation qu’ont porté les débats les plus longs et les plus animés au sein du Comité stratégique entre septembre et décembre 2023. La question de la qualification juridique la plus adaptée fut longuement discutée, et marquée par la participation des services juridiques des différentes collectivités locales au sein du Comité stratégique. Différentes solutions ont ainsi été examinées par ces services : marché public, groupement d’intérêt public, mutuelle, régie, association, etc. Pour schématiser, l’examen de ces solutions était pris entre différentes préoccupations : celle, pour les collectivités locales, de ne pas se déprendre d’une politique dans laquelle elles investissaient (cf. infra), celle (toujours pour les collectivités) de prévenir le risque juridique et d’éventuelles accusations de favoritisme, et celle enfin (de la part d’Acclimat’action et des membres des Collectifs territoriaux) de garantir, autant que possible, l’autonomie des caisses locales, conformément aux principes du Régime général de 1946. C’est finalement l’option qui se rapproche le plus de la philosophie du Régime général qui a été privilégiée, avec le choix d’une forme associative pour gérer l’expérimentation, sans présence des collectivités locales dans les organes de l’association. Cette association, créée en 2023 pour porter plus généralement des projets de démocratie alimentaire en Gironde, regroupe notamment les organisations membres du collectif Acclimat’action, et prévoit une représentation des membres des Parcours d’engagement. Outre cette nouvelle structure centrale, la gouvernance de l’expérimentation s’appuie sur des caisses locales de l’alimentation, au sein desquelles siègent des participantes, aussi bien du côté des usagers que du côté des fournisseurs. Ces caisses locales (une par territoire) peuvent prendre des décisions concernant l’expérimentation sur leur territoire, notamment le conventionnement de nouveaux points de vente, et l’établissement de la liste des produits conventionnés au sein de chaque point de vente. Les réunions mensuelles de ces caisses locales sont également l’occasion pour les cotisantes et les personnels des lieux conventionnés d’exprimer leurs ressentis sur le mois écoulé (cotisation, utilisation de la MonA[33]) et de préparer le suivant (proposition de nouveaux points de vente et préparation de leur visite, planification des prochains comptoirs – permanences tenues par des participantes et participants – de cotisation). En outre, ces réunions sont un espace d’éducation à l’alimentation et de formation aux enjeux de l’alimentation, autrement dit de sa politisation, à travers, par exemple, l’organisation de rencontres avec des personnes-ressources, ainsi que des visites de lieux de production et de distribution sur les territoires.

Réunion d’une caisse locale de l’alimentation, Bordeaux, septembre 2024. Photo : David Glory
La caisse locale est un espace central dans l’expérimentation en cours. Elle est le cœur de l’objectif démocratique du projet politique de la SSA puisqu’elle en constitue l’arène d’échanges, de formation et de prise de décision sur les principes du système alimentaire souhaité. L’expérimentation girondine se distingue des autres initiatives en ce sens qu’elle met immédiatement en relation quatre caisses implantées localement (Pays foyen, Bègles, Sud Gironde et Bordeaux) avec une caisse commune qui regroupe ces quatre territoires. Cette mise en relation de territoires diversifiés n’est pas sans poser quelques difficultés, et l’observation montre l’expression d’un certain nombre d’a priori de la part des participantes sur les autres territoires, qu’ils et elles méconnaissent. Pour autant, l’expérience montre qu’il s’agit là d’une matérialisation concrète de ce que pourrait constituer une SSA à l’échelle nationale, qui doit en réalité être perçue non pas comme une instance centralisée maillant l’ensemble du territoire, mais davantage comme un réseau unifié de caisses ayant chacune un certain degré d’autonomie pour ses prises de décisions dans le cadre d’une charte partagée.
Les dilemmes qu’il a fallu trancher et les arbitrages réalisés expriment, semble-t-il, une tension entre deux polarités d’une SSA en construction : assiste-t-on aux prémices d’une SSA nationale par la mise en réseau progressive de caisses locales ou bien à l’émergence d’une politique sociale territorialisée, pilotée par différentes collectivités locales ? Dans ce deuxième cas de figure, assisterait-on à la mise en place d’une politique radicalement nouvelle ou bien à une rationalisation/intégration des dispositifs existants de lutte contre la précarité alimentaire ?
Figure 1 : Les différentes instances de gouvernance de l’expérimentation de SSA en Gironde

Quel contrat social de l’expérimentation ? La démocratie sociale en tension
La SSA ne se limite pas à la mise en avant des enjeux de démocratie politique, mais se veut aussi un outil de lutte contre les inégalités sociales, afin de garantir l’accès de toutes et tous à l’alimentation. En cela, elle revendique une forme de démocratie sociale. Outre la démocratie dans la délibération et la prise de décision, la SSA repose sur les principes d’universalité et de cotisation sociale. Ces deux principes sont difficiles à satisfaire dans le contexte d’une expérimentation locale, dans la mesure où ni la participation ni la cotisation ne peuvent être rendues obligatoires a priori. Impliquant nécessairement une dimension de volontariat, une expérimentation locale amène à se départir au moins partiellement des principes d’universalité et de cotisation sociale. Mais au-delà des adaptations contraintes, les expérimentations locales achoppent peut-être sur une équivoque concernant le type de contrat social associé au projet de Sécurité sociale alimentaire, qui semble osciller entre une réactivation du Régime général de 1946 et l’élaboration d’un Revenu minimum alimentaire universel. Cette tension entre deux modèles implicites se fait particulièrement sentir sur les deux sujets suivants : celui du profil des participantes aux expérimentations de SSA et celui du modèle économique de l’expérimentation, notamment du point de vue de son rapport à la production et à l’investissement productif.
Universalité ou lutte contre la précarité
Tout d’abord, si les différentes expérimentations locales valorisent la dimension universelle de la SSA, l’universalité est en réalité une « universalité de volontaires ». Dans le cas de l’expérimentation de SSA en Gironde, les personnes intéressées pour y participer se sont fait connaître auprès d’Acclimat’action après une campagne d’information réalisée par différents moyens : communication par voie de presse ; relais auprès d’institutions locales (e g. Maison des Solidarités, CCAS) et du tissu associatif ; réunions publiques et bouche-à-oreille. Bien que non explicite, les variables que constituent le capital culturel et le capital social comme modalités de recrutement ont été actives, de manière sous-jacente. On peut supposer qu’elles ont joué un rôle important dans l’attrait qu’a pu exercer l’appel à participantes lancé pour mettre en place l’expérimentation. Pour éviter un tel biais, une modalité de tirage au sort en population générale a pu pendant un temps être envisagée, mais le coût et la logistique d’une telle démarche ont conduit à y renoncer. Pour autant, le rôle d’intermédiaire que des travailleurs et travailleuses sociaux ont pu jouer auprès de leurs publics ont permis de mobiliser des personnes qui, d’elles-mêmes, n’auraient pas pensé – ni osé – participer à ce type de dispositif.
À partir de la liste de volontaires, l’échantillon des participantes a été constitué en essayant de reproduire les caractéristiques de la population girondine d’un point de vue économique et démographique. Plusieurs catégories de participantes ont été construites, selon le double critère du revenu et de la structure du ménage. Quatre niveaux de revenus ont ainsi été fixés, répartis de part et d’autre du salaire médian. Ensuite, deux catégories de ménage ont été retenues (ménage seul et ménage avec famille). Dans un premier temps, des places ont été réservées aux citoyennes issues des Parcours d’engagement et à ceux et celles qui se sont investis dans les Collectifs territoriaux et qui souhaitaient poursuivre leur engagement. Une fois cette première vague de volontaires enregistrés dans leurs catégories respectives (représentant un peu moins du tiers des panélistes), un tirage au sort a été effectué parmi les nouveaux volontaires au sein de chaque catégorie sociodémographique construite et pour chaque territoire, finalisant ainsi le panel. Enfin, les populations en situation de précarité ont été volontairement sur-représentées dans le groupe des participantes – à hauteur de 30 % de l’ensemble du panel. Cette surreprésentation répondait à différents objectifs. Tout d’abord, comme il s’agissait notamment d’observer si la SSA pouvait permettre un meilleur accès de tous et toutes, et en particulier des plus précaires, à une alimentation saine et durable, les parties prenantes (citoyens, associations et collectivités) ont voulu pouvoir étudier de manière plus précise les effets de la mise en place d’une SSA sur ce groupe en augmentant son effectif. Ensuite, les collectivités locales étant confrontées à la nécessité de justifier l’aide financière à l’expérimentation auprès de leurs administrés, la mise en avant de la dimension de lutte contre la précarité était un argument important et a ainsi permis de correspondre aux missions du CCAS, représentant la Ville de Bordeaux au sein de l’expérimentation, pour pouvoir participer au financement de l’expérimentation. Ainsi, le groupe des participantes se trouve « tiraillé », dans sa constitution, entre un objectif d’universalité et un objectif de ciblage et de lutte contre la précarité. Ces deux ajustements – « universalité de volontaires » et surreprésentation du public précaire – montrent les arbitrages que doivent mener les porteurs d’une telle expérimentation en ce qui concerne la construction de son panel d’expérimentatrices.
La cotisation : outil de redistribution des richesses ou aide au financement ?
Dans le cadre de l’expérimentation girondine, une cotisation volontaire s’applique avec un niveau minimum de contribution obligatoire, décidée en Collectifs territoriaux (dix euros pour la première personne du foyer + cinq euros supplémentaires par personne). Le financement par la cotisation, telle que formulée par le Collectif national, est la condition sine qua non pour permettre une autonomie de la SSA et de sa gestion par les cotisantes elles-mêmes. Au-delà de cette dimension politique, il y a également un objectif central de redistribution des richesses afin de réduire le niveau des inégalités économiques entre les classes sociales.
D’un point de vue global d’abord, l’objectif affiché de la mobilisation de la cotisation est de mettre les cotisantes au rang de premier contributeur de la caisse. Ce faisant, il permet de prototyper le principe qui veut que, avec un certain degré d’autonomie, les caisses soient gérées directement par les cotisantes selon le principe ayant inspiré le Régime général de 1946 voulant que ceux et celles qui produisent soient ceux et celles qui décident. D’un autre côté, par son caractère volontaire, l’expérimentation bute sur l’objectif de redistribution des richesses entre les participantes. La règle de cotisation choisie pour eux et elles, et par les Collectifs territoriaux, est l’autodétermination guidée. Elle se matérialise à la fois par la participation à des ateliers collectifs sur les enjeux de la cotisation, mais également par des temps individuels d’ajustement de son niveau de cotisation par rapport à sa situation personnelle, et ce à partir d’outils d’aide à la décision mis à disposition, prenant en compte le revenu, le budget alimentaire ou le reste-à-vivre. Dans le cas d’une expérimentation, il serait illusoire d’envisager qu’une forme de redistribution puisse être opérante entre les participantes, ce qui signifierait pour les ménages les plus aisés des niveaux de cotisation qui dépasseraient du double, voire du triple le niveau d’allocation perçue, d’autant qu’une surreprésentation des populations précaires est affichée. Aussi, le choix d’une règle de cotisation basée sur l’autodétermination guidée plutôt qu’une règle de cotisation contrainte – ce qui aurait interrogé sur la possibilité d’exercer cette contrainte dans le cadre d’une expérimentation basée sur le volontariat – participe principalement à la compréhension de la réception d’une nouvelle forme de contribution sociale au sein des ménages, contribution sociale qui s’avère inédite puisque concernant exclusivement l’alimentation. Pour conclure, la mobilisation de l’outil de cotisation dans le cadre de l’expérimentation girondine répond avant tout à un besoin de mesurer la part que les ménages sont spontanément prêts à consacrer à ce pot commun de l’alimentation, le montant de leur cotisation effective, ré-évaluable tous les trois mois (décision prise par les Collectifs territoriaux), ainsi que l’évolution de leur cotisation au fil de l’expérimentation.
En outre, la cotisation n’est pas le seul moyen de financement de l’expérimentation de SSA en Gironde. Ainsi le budget de la caisse de l’alimentation est aussi abondé par des subventions publiques, émanant principalement des collectivités locales (département, ville, métropole) et, dans une moindre mesure, d’un service déconcentré de l’État (la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités) : la répartition visée par l’expérimentation est de 40 % de cotisations et de 60 % de subventions. Articulée à un financement à la fois public et privé, la SSA tend ainsi quelque peu à s’éloigner du modèle du Régime général, pour se rapprocher d’une aide à l’accès à une alimentation durable pour les plus précaires, ou encore servir à l’élaboration d’un revenu de base alimentaire. On voit ici que la dimension de démocratie sociale, visant à garantir l’accès de toutes et tous à une alimentation saine et durable, si elle est au cœur de l’expérimentation de SSA, peut faire l’objet d’appropriations différenciées, depuis une logique universaliste jusqu’à un outil de lutte contre la précarité, en passant par un modèle de revenu minimum alimentaire.
Ainsi l’expérimentation semble balancer entre deux paradigmes, celui du Régime général et celui du revenu minimum universel. Ces deux polarités se retrouvent dans la composition des financements des caisses de l’alimentation au sein de l’expérimentation, qui regroupe à la fois des subventions publiques et des cotisations par les participantes. L’organisation autonome des caisses et de la caisse commune girondine oriente en revanche plus franchement l’expérimentation vers la polarité du Régime général. Les caisses locales décident, seules, du conventionnement des lieux de distribution, en suivant les principes de la Charte de conventionnement.
Conventionnement démocratique : vers une alimentation durable pour toutes
Le troisième pilier de la SSA (outre l’universalité et la cotisation sociale) a trait au conventionnement démocratique. En effet, le conventionnement de professionnels et de certains produits permet d’orienter le système alimentaire vers un état désirable. Les personnes inscrites dans les Parcours d’engagement ont ainsi adopté un système de conventionnement pour l’expérimentation girondine. Ce système articule un convention-nement des lieux de distribution et des produits. Le conventionnement des lieux repose sur cinq critères, établis dans la Charte de conventionnement : accessibilité et inclusivité du lieu ; bien-être au travail ; transparence des marges et juste rémunération des fournisseurs ; localité des produits ; offre de produits issus de pratiques agricoles durables. La sélection des lieux de distribution et des producteurs effectue en soi un premier tri des pratiques et des produits accessibles sous le régime de la SSA. Dans le cadre de l’expérimentation en Gironde, la logique de conventionnement des professionnels a néanmoins été complétée par un conventionnement des produits. Autrement dit, tous les produits alimentaires offerts par un lieu conventionné ne sont pas automatiquement ouverts à la prise en charge par la caisse locale. Ce deuxième principe de conventionnement renforce la dimension sélective du conventionnement et son ambition transformative, ainsi que son orientation vers l’accès de tous et toutes à une alimentation saine et durable. Néanmoins, ce principe de conventionnement des produits achoppe sur le fait que si tout le monde a une représentation de ce qu’est une bonne alimentation ou même une alimentation durable, une telle représentation ne fait pas forcément consensus. Quelles représentations de la bonne alimentation le travail de conventionnement des produits donne-t-il à voir ? Et comment d’éventuels conflits ont-ils été tranchés ? N’existe-t-il pas un risque que le travail de sélection des lieux et des produits impose une norme de la bonne alimentation, plus proche des attentes, capitaux et dispositions de certains groupes sociaux que ceux d’autres groupes sociaux ?[34] Et si oui, comment prévenir un tel risque ?
Les ateliers organisés autour de cette question ont ainsi fait apparaître un clivage assez fort entre partisans des « produits de base » et partisans des « produits durables ». En outre, cette différenciation a semblé être charpentée par un clivage entre personnes faiblement diplômées, et personnes plus diplômées, ayant en outre un profil militant. Tandis que certaines participantes valorisent les légumes et les légumineuses, et plus largement les qualités nutritionnelles, sanitaires et environnementales des produits à conventionner, d’autres valorisent les produits de base (beurre, œufs, farine, lait), utilisés de manière transversale comme ingrédients de nombreux plats faciles à apprécier et à cuisiner, comme le révèle cet extrait de compte-rendu d’observation :
P. fait une remarque en semi-aparté en disant que l’on pourrait supprimer le sucre de la liste des produits conventionnés. J. qui a entendu, réagi un peu vivement et de manière un peu ironique vis-à-vis de cette proposition en disant qu’il fallait penser à tout le monde. Elle lui dit « viens faire une journée à [Épicerie sociale], tu verras que le sucre est un produit de base ». P. n’a pas réagi, visiblement touché.
La question sous-jacente à ces débats est celle de la façon dont la SSA pourrait devenir le vecteur d’un nouveau pouvoir sur l’alimentation et favoriser l’imposition de nouvelles normes alimentaires. Concilier un objectif d’accès de tous et toutes à une alimentation saine et équilibrée et un objectif démocratique n’est pas simple, étant donné que tout le monde ne valorise pas les mêmes propriétés de l’alimentation.
Aux débats sur les produits à faire entrer individuellement dans le système de convention-nement, s’est ajouté dans certains groupes des Parcours d’engagement un débat sur la composition des paniers d’achats des consommatrices sous couvert de la SSA. Autrement dit, certains membres des Parcours se sont inquiétés de ce que les personnes incluses dans l’expérimentation pourraient profiter du conventionnement pour acheter uniquement certains produits, en particulier de la viande. En effet, la viande reste un produit assez cher, sur lequel nombre de ménages doivent se restreindre pour maîtriser leur budget[35]. Implicitement, certains membres des Parcours ont supposé que des personnes pourraient adopter un comportement « opportuniste », consistant à utiliser l’allocation perçue non pour accéder à son panier de biens habituels, mais uniquement à des produits « de luxe » qu’on ne peut s’acheter habituellement. Bref, que les usagers du système pourraient avoir une stratégie non pas d’équilibre, mais de complément. Le cas de la viande est intéressant, parce qu’il renvoie, d’un côté, à un produit jugé néfaste pour la santé et l’environnement[36] et, de l’autre, représente encore pour certaines un produit désirable, aussi bien sur le plan gustatif que symbolique. Des participantes ont ainsi émis l’idée qu’il faudrait limiter la part de la viande dans l’ensemble des achats réalisés chaque mois avec le conventionnement SSA. Assez rapidement, a été ajoutée l’idée d’une nécessaire éducation à une bonne alimentation, comme le révèle cet autre extrait de compte-rendu :
J. démarre la discussion en reprenant le parallèle du médecin. Il dit plusieurs choses :
• la SSA doit être « une prestation équilibrée » : la carte vitale permettrait d’acheter une sorte de panier équilibré composé de certains aliments en certaine quantité. Par exemple, il serait impossible d’utiliser l’intégralité de la somme pour de la viande.
• la SSA doit être contrôlée afin qu’elle soit équitable : les achats devraient être régulés pour que tous les bénéficiaires aient accès aux mêmes produits.
• le conventionnement doit se faire par produit dans les lieux de vente : il reprend l’exemple du boucher, tous les produits de son étal ne seraient pas conventionnés.
L’animatrice demande si cela convient à tout le monde de dire qu’il faut estimer en fonction des besoins des bénéficiaires, une liste de produits et les quantités nécessaires conventionnés par la SSA pour assurer une alimentation équilibrée. Il/elle pose alors la question de qui définit ce qui est équilibré. J. répond qu’il faut ¼ de la somme allouée à la viande et le reste aux légumes racines et légumes feuilles.
Cette idée de contrôle de la composition du panier de biens achetés chaque mois sous couvert du système de conventionnement n’a pas dépassé le stade de débats au sein de certains groupes, mais elle révèle néanmoins une tendance et pose un ensemble de questions : jusqu’où peut-on ou doit-on contrôler le régime alimentaire des individus et ménages pour promouvoir un régime sain et équilibré ? Un projet d’émancipation par l’alimentation ne doit-il pas respecter les préférences et goûts des individus ? Où se situe la frontière entre sensibilisation à certaines problématiques (impact de l’élevage sur le changement climatique, par exemple) et imposition de normes culturelles spécifiques à certains groupes sociaux ? Autrement dit, la mise en place de la SSA présente un risque de paternalisme ou d’instauration d’une nouvelle forme de domination culturelle. Prévenir ce risque implique de maintenir une vigilance forte sur la composition et le fonctionnement des caisses, c’est-à-dire la dimension de processus politique présentée dans la première partie. Mais, comme nous allons le voir dans la troisième partie, la lutte contre les effets de domination peut aussi entrer en tension avec la lutte contre l’exploitation économique. Ceci pose la question de l’articulation entre démocratie sociale et démocratie industrielle.

Visite d’une exploitation candidate au conventionnement par les membres d’une caisse locale, juin 2024. Photo : David Glory
Sur la portée transformative des expérimentations de SSA : démocratie industrielle et transformation des filières agroalimentaires ?
L’expérimentation de SSA en Gironde, comme d’autres expérimentations, insiste d’abord sur le volet de l’accès à une alimentation durable, autrement dit, ce que nous avons appelé la démocratie sociale. En effet, c’est le volet pour lequel il est le plus réaliste d’atteindre des résultats dans le laps de temps court d’une expérimentation. Néanmoins, elle ne perd pas de vue l’objectif de transformation des filières agroalimentaires ni le rôle de la SSA comme levier pour la transition. Les orientations prises par la Charte de conventionnement, les débats qui y ont présidé, de même que les choix en matière de conventionnement, révèlent une vision du changement dans les systèmes alimentaires posant des questions plus générales. Ainsi se pose ici la question de la manière dont la cotisation et le convention-nement démocratique pourraient être utilisés pour réorienter la production (agricole et alimentaire). C’est donc en dernier lieu la question de la démocratie industrielle que pose l’expérimentation de SSA.
La SSA comme levier de la transformation écologique
Une hypothèse centrale de la proposition de SSA tient à ce que la socialisation de l’accès à l’alimentation (cotisation solidaire) puisse servir de levier pour la transition alimentaire (par le biais du conventionnement). En d’autres termes, la SSA porte une critique radicale à la fois du système alimentaire dominant et des initiatives visant à réorienter de l’intérieur ce système vers un fonctionnement plus sain et durable. Dans un environnement à dominante capitaliste où le leitmotiv est de « produire toujours plus en baissant les coûts de revient », où la surproduction est une caractéristique structurelle, repenser une production de qualité avec un juste revenu pour les producteurs et productrices est un des enjeux de la SSA. Le projet pointe aussi les limites des alternatives au système alimentaire dominant, fondées sur les labels et l’information du consommateur (par exemple l’« Agriculture biologique ») : en restant dans la sphère marchande, elles ne s’adressent finalement qu’à une élite socio-culturelle et ne parviennent qu’à créer des niches, sans entraîner de transformation structurelle du système. Le financement par la cotisation solidaire n’a pas uniquement vocation à solvabiliser la demande, mais aussi à réorienter la production alimentaire (au sens large : production agricole, transformation, distribution). À l’instar de la Sécurité sociale qui a permis de financer l’investissement dans la production de soin (avec la création des Centres hospitaliers universitaires (CHU)), la SSA devrait permettre d’installer et financer des producteurs, mais également des transformatrices et des distributeurs pour définir collectivement et démocratiquement l’organisation du système alimentaire. Mais, cet objectif étant posé, comment le réaliser ? Les débats qui ont animé les Parcours d’engagement et les choix opérés dans la Charte de conventionnement s’avèrent éclairants sur les différentes options et stratégies qui s’offrent pour atteindre cet objectif.
Ce débat achoppe notamment sur la question des lieux à conventionner. Derrière la question de leur profil, se pose en effet celle des leviers pour la transition écologique. Ce débat a émergé dès les Parcours d’engagement et l’élaboration de la Charte de conventionnement. Quelle stratégie faut-il privilégier : celle d’une mise en réseau des alternatives au système alimentaire dominant ou bien une forme d’entrisme dans le modèle hégémonique ? La Charte de conventionnement organise les rapports entre les futures caisses locales de l’alimentation et leurs fournisseurs. Elle pose donc la question du type d’offre alimentaire et de modèle économique qui est valorisé par la SSA. Pendant les débats en vue de l’élaboration de la Charte, s’est en particulier posée la question de la place du modèle dominant d’approvisionnement alimentaire en France, la grande distribution. Ici, deux polarités se sont faites jour : d’une part, une position mettant en avant les habitudes culturelles et économiques des Français et Françaises, et en particulier des classes populaires, et d’autre part une position voyant la SSA comme un moyen de promouvoir les alternatives au système dominant :
N. et M., qui jouent tous les deux un rôle actif dans les débats, et qui ont comme point commun d’être des petits producteurs, plutôt alternatifs, développent chacun une vision spécifique de la manière d’étendre et généraliser le dispositif de la SSA, à partir d’un souci commun de sortir des alternatives de « niche ». N. est très attentif à la question du mainstreaming. Pour lui, la SSA ne pourra pas se généraliser sans les agriculteurs conventionnels et sans la grande distribution. Donc, il s’agit de faire entrer la SSA dans les pratiques de ces acteurs, en jouant sur l’attractivité du système, en étant incitatif tout en restant réaliste. D’où son idée de sectorisation de la SSA, qui crée un système d’attentes, d’incitations, mais avec des marges et des paliers de progression réalistes, plutôt que du tout ou rien. M. se pose lui aussi la question de sortir de la niche alternative, à partir de son expérience militante, où il a bien vu qu’avec le temps, les meilleures volontés finissent par s’épuiser. Il en tire la conclusion que toutes ces initiatives doivent devenir une sorte de service public. C’est là que sa vision diffère de celle de N. Lui, ce qu’il souhaite, c’est la mise en réseau des alternatives. Que la SSA permette de créer un milieu dense et cohésif entre les circuits courts, les tiers lieux, les associations, les centres sociaux, etc. (notes de terrain, Parcours d’engagement, 25 avril 2023).
Ces débats internes aux Parcours d’engagement reflètent des débats plus larges au sein d’une partie importante de la gauche politique. Le déplacement de la critique sociale, depuis les années 1980, de la lutte des classes vers l’écologie a entraîné un éloignement de la pensée critique vis-à-vis de l’industrialisme, alors que le marxisme lui était fortement associé. Aujourd’hui, il est souvent tenu pour acquis que la production à petite échelle et diversifiée est forcément meilleure que la production intensive spécialisée[37]. À cela s’ajoute l’idée que ce type d’organisation productive correspond par nature à une organisation capitaliste : mais il y a là potentiellement une confusion entre la forme juridique (propriété privée) et l’organisation productive.
Au sein des Parcours d’engagement, l’option qui a semblé prévaloir a été que le convention-nement fermait la porte à la grande distribution (modulo quelques exceptions). L’argument voulait que la SSA ne puisse avoir comme finalité de viabiliser le modèle économique de la grande distribution. Ainsi, parmi les vingt-neuf lieux conventionnés en septembre 2024, on compte des petits producteurs et productrices, des épiceries sociales et solidaires et tiers lieux associatifs, des magasins indépendants (boulangerie, par exemple), deux supermar-chés coopératifs, ainsi que deux magasins d’une enseigne de grande distribution spéciali-sée dans les produits biologiques.
Mais alors, quel est l’objectif poursuivi à travers le conventionnement ? Aujourd’hui, les magasins de la grande distribution représentent environ les deux tiers des achats alimentaires de détail des Français. Ajoutons que le groupe de distribution Carrefour est l’un des tout premiers employeurs privés en France. Si le conventionnement se construit à côté du secteur de la grande distribution et des industries agroalimentaires, on peut le comprendre de deux manières différentes. Une vision ambitieuse consisterait à parier sur la réorientation progressive des flux d’aliments de la grande distribution vers le réseau (en extension) des lieux alternatifs conventionnés. En somme, la grande distribution serait peu à peu vidée de sa substance, du fait de sa tenue à l’écart du système de conventionnement. Une vision moins ambitieuse consisterait à voir le conventionnement comme une activité de construction d’une niche protégée, à l’écart du système dominant, qui permettrait aux alternatives de se développer voire de prospérer, mais sans pour autant remettre en cause frontalement le système alimentaire capitaliste dominant. Mais, dans un tel cas de figure, la SSA perdrait de son ambition transformatrice. À l’inverse, quelle signification aurait un système de SSA qui conventionnerait des magasins de la grande distribution ? Une option, à faible visée transformative, mais convergente avec les habitudes culturelles des Français (cf. infra), consisterait à conventionner des produits au sein des magasins de la grande distribution avec un système de secteurs, comparable à celui existant au sein du système de soins[38]. Tout en assurant un accès facile à une alimentation saine et durable, un tel système aurait l’inconvénient majeur de viabiliser un modèle économique capitaliste au demeurant en crise. Une autre option, plus ambitieuse, viserait non seulement à conventionner des produits commercialisés par la grande distribution, mais plus fondamentalement à prendre le contrôle de ces enseignes et groupes. Il s’agirait ici de poursuivre une stratégie « contrôler et réorienter », où les travailleurs et travailleuses pourraient prendre le contrôle de l’outil de production grâce au financement socialisé et au conventionnement. Ici, la portée transformative de la SSA irait de pair avec une prise de contrôle de l’outil de production dominant et sa réorientation.
Solvabiliser la demande ou orienter la production ?
L’expérimentation inspirée par le projet de SSA propose d’attribuer 150 euros à chaque individu pour accéder à une alimentation durable, par le biais de la cotisation solidaire. Le conventionnement démocratique doit alors permettre à ces cotisations solidaires de servir de levier pour une transformation des systèmes alimentaires. Le site internet du collectif national « Pour une sécurité sociale de l’alimentation » précise ainsi : « Le conventionnement est le mécanisme qui doit nous permettre d’assurer une orientation par les citoyens de la production agricole et alimentaire, en élaborant démocratiquement les types de produits et les critères de qualité auxquels nous aspirons avoir accès… Et ainsi transformer l’offre actuelle de la production agricole et alimentaire pour y répondre ! En effet, les acteurs pourront être conventionnés sur la base de leurs pratiques convenant aux cahiers des charges proposés ou d’un engagement dans une transition de système de production »[39].
Les versions les plus ambitieuses de ce programme proposent d’utiliser une partie de l’argent collecté par la cotisation non seulement pour solvabiliser une demande alimentaire, mais également pour investir directement dans la production alimentaire, en installant des agricultrices, en créant des unités de transformation, etc. L’exemple historique souvent mentionné est ici celui de la création des CHU en partie grâce au financement de la Sécu-rité sociale, dans les années 1960-1970[40]. Cet exemple permet de souligner que le Régime général n’a pas simplement permis de viabiliser l’accès aux soins des Français et des Françaises, mais aussi d’investir dans la production de soins.
Dans les expérimentations locales actuellement menées, il s’agit principalement de solvabiliser l’accès à l’alimentation, en tablant sur le fait que le conventionnement des lieux de distribution et des produits exercera un effet sélectif et transformateur. Mais qu’entend-on exactement par le terme de « conventionnement » ? Littéralement, il s’agit de passer une convention entre au moins deux entités. Mais en droit de la sécurité sociale français, le conventionnement a une signification plus forte puisqu’il s’agit, pour un praticien de santé, d’adhérer à un accord national portant à la fois sur les soins et leurs tarifs. Dans le cas de l’expérimentation en Gironde, on ne s’inscrit pas tout à fait dans cette interprétation du conventionnement. En effet, la Charte de conventionnement adoptée détermine un certain nombre de critères à satisfaire relatifs aux pratiques des professionnelles et aux caractéristiques des produits. À cet égard, si la Charte inclut un critère sur les relations économiques avec les fournisseurs, leur juste rémunération et la transparence des marges pratiquées, elle ne va pas jusqu’à déterminer des tarifs collectifs qui s’appliqueraient à l’ensemble des professionnels participant à l’expérimentation.
Au-delà de l’expérimentation girondine, nous pouvons, semble-t-il, distinguer parmi les tenants de la SSA (que ce soit au niveau national ou dans les expérimentations locales) deux stratégies pour engager la transformation de la production alimentaire. D’un côté, une stratégie « durkheimienne » de régulation d’un secteur par le biais du conventionnement (incluant à la fois la détermination collective de pratiques et de tarifs) sans toucher directement à l’organisation productive, mais agissant indirectement sur celle-ci par effet de sélection ; de l’autre côté, une stratégie plus marxiste consistant à prendre directement le contrôle de l’outil de production grâce à la cotisation sociale et à l’investissement massif qu’elle permet[41].
Conclusion
L’exemple présenté dans cet article permet de mesurer à quel point les expérimentations locales inspirées du projet de la SSA instaurant des caisses communes de l’alimentation ne sont pas que des adaptations contraintes, ou des réalisations au niveau micro d’un projet macroéconomique. L’erreur serait de considérer que les choix et les orientations que prennent les collectifs initiant des expérimentations locales ne sont que de l’ordre de l’opérationnalité. En réalité, parce qu’ils sont le fruit de compromis entre les forces en présence (association, collectivité, citoyennes), ils interrogent les fondements mêmes du projet global de SSA. C’est de cette manière qu’il convient d’envisager les orientations prises par l’expérimentation girondine qui peuvent, dans un premier temps, apparaître contradictoires : se référer à l’universalité du projet de SSA tout en sur-représentant les personnes en situation de précarité ; s’inscrire dans un objectif de redistribution des richesses à travers la cotisation solidaire tout en édifiant une règle d’auto-détermination du montant de cotisation. Ces orientations invitent à prendre la mesure des difficultés que rencontrent les initiatives à mettre en œuvre des orientations théoriques d’un projet global – la SSA – dans le cadre d’un espace social local soumis par ailleurs à des logiques qui lui sont propres. La mise en place de la caisse girondine de l’alimentation révèle, de ce fait, la difficulté d’articuler démocratie politique, sociale et industrielle. Ces trois dimensions de la démocratisation de l’alimentation ne convergent pas nécessairement et peuvent même entrer en tension. En ce sens, l’articulation entre le projet de SSA et les expérimentations locales est double : si le projet théorique global de la SSA oriente l’élaboration des caractéristiques des initiatives locales, en retour, le processus d’expérimentation contribue – c’est ce que nous avons voulu montrer dans cet article – à définir – en le questionnant à l’aune de l’expérience vécue – les contours de ce que pourrait être une future SSA au niveau national. Autrement dit, le processus peut avoir un impact sur l’objectif visé. Il existe plusieurs interprétations du projet de SSA et certains éléments en restent ouverts. Les expérimentations locales contribuent, au même titre que les débats autour de la SSA, à mieux définir ses contours. Nous avons ici souligné plusieurs conséquences à nos yeux importantes de cette contribution : la possibilité de réaliser l’exigence démocratique du système ; la tension entre pouvoir d’agir citoyen et émergence de nouvelles politiques sociales territorialisées ; la concurrence entre un paradigme du Régime général et un paradigme du Revenu universel ; la tension entre lutte contre l’exploitation économique et lutte contre la domination symbolique ; et enfin, l’existence de différentes stratégies de transformation écologique, en fonction de leur rapport au système alimentaire dominant et plus spécifiquement à l’appareil productif. Ce faisant, cet article contribue à un débat plus général sur les stratégies de transition ou de transformation écologique, et pose notamment la question de la prise de décision, de l’orientation de la production par la demande, et du lien entre protection sociale et compromis productif
[1] Tim Lang, « Food policy for the 21st century: can it be both radical and reasonable? » in For Hunger-proof Cities: Sustainable Urban International Development Research CentreFood Systems, Ottawa, 1999, p. 216-224.
[2] Le collectif intitulé « Pour une sécurité sociale de l’alimentation » est composé notamment d’Ingénieurs sans frontières AgriSTA, de la Confédération paysanne, du réseau CIVAM, de VRAC, de Réseau Salariat. Voir l’ensemble des membres à l’adresse suivante : https://securite-sociale-alimentation.org/la-ssa/les-membres-du-collectif/
[3] Colette Bec, La Sécurité sociale : Une institution de la démocratie, Paris, Gallimard, 2014.
[4] Pierre Laroque, « Le plan français de Sécurité sociale », Revue française du travail, no 1, 1946, p. 9.
[5] Collectif SSA, « Les trois piliers du mécanisme de SSA », Sécurité sociale de l’alimentation, 2021.
[6] Dans cet article, nous utilisons l’écriture inclusive de la manière suivante : utilisation de termes épicènes, alternances entre formes masculines et féminines des substantifs pluriels, alternance du masculin et du féminin dans les énumérations, utilisation du féminin neutre dans le cas des collectifs constitués majoritairement de femmes (par exemple, « animatrices » et « participantes »).
[7] Par « démocratie politique », nous entendons l’ensemble des processus et dispositifs permettant de garantir la qualité des délibérations, le caractère inclusif et représentatif d’une assemblée, ainsi que la transparence de ses décisions. À travers l’expression démocratie sociale, nous désignons l’égalité d’accès à un bien ou dans la satisfaction d’un besoin fondamental. Autrement dit, nous associons la démocratie sociale à l’égalité dans la réalisation des droits sociaux, plutôt que comme une référence à la négociation entre partenaires sociaux, selon un usage courant dans le domaine des relations professionnelles. Enfin, la démocratie industrielle renvoie pour nous à l’organisation collective, réflexive et égalitaire des rapports économiques.
[8] Tim Lang, op. cit., & du même, « Food control or food democracy? Re-engaging nutrition with society and the environment », Public Health Nutrition, vol. 8, no 6a, 2005, p. 730‑737.
[9] Antoine Bernard de Raymond, En toute saison, le marché des fruits et légumes en France, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
[10] Jennifer Clapp, « Explaining Growing Glyphosate Use: The Political Economy of Herbicide-Dependent Agriculture », Global Environmental Change, vol. 67, 2021, p. 102239; Nora McKeon, « GFG – Global food governance in an era of crisis: Lessons from the United Nations Committee on World Food Security », Canadian Food Studies / La Revue canadienne des études sur l’alimentation, vol. 2, no 2, 2015, p. 328-334.
[11] Dominique Paturel, Magali Ramel, « Éthique du care et démocratie alimentaire : les enjeux du droit à une alimentation durable », Revue française d’éthique appliquée, vol. 2, no 4, 2017, p. 49-60.
[12] Karen Bassarab, Jill K. Clark, Raychel Santo, Anne M. Palmer, « Finding Our Way to Food Democracy: Lessons from US Food Policy Council Governance », Politics and Governance, vol. 7, no 4, 2019, p. 32-47.
[13] Jeroen Candel, « EU food-system transition requires innovative policy analysis methods », Nature Food, vol. 3, no 5, 2022, p. 296-298.
[14]Julia Behringer, Peter H. Feindt, « How Shall We Judge Agri-Food Governance? Legitimacy Constructions in Food Democracy and Co-Regulation Discourses », Politics and Governance, vol. 7, no 4, 2019, p. 119-130.
[15] Jeroen Candel, op. cit.
[16] Zachary Henson, Genevieve Munsey, « Race, culture, and practice: segregation and local food in Birmingham, Alabama », Urban Geography, vol. 35, no 7, 2014, p. 998-1019.
[17] Dominique Paturel, Patrice Ndiaye, « Démocratie alimentaire : de quoi parle-t-on ? », Les chroniques « démocratie alimentaire » – Volet 1, 2019 [en ligne].
[18] On pourrait ajouter un quatrième aspect, relatif à la démocratie écologique, mais ceci est hors de la portée de cet article.
[19] Cf. dans ce numéro la contribution de Nicolas Castel au sujet de la tentative, limitée en la matière, au sein d’Électricité de France.
[20] Jules Simha, « Qui sont les évaluateurs d’expérimentation sociale ? », SociologieS, 2018 [en ligne].
[21] Cf. Maire de Bordeaux, « Bordeaux Projet Mandature 2020-2026 », 2021.
[22] Pour davantage d’informations sur ces Parcours et les méthodes d’animation, voir : https://acclimataction.fr/idees-recues-agriculture-alimentation/
[23] Le féminin neutre est ici utilisé en raison de la majorité de femmes au sein du groupe concerné.
[24] Source : David Glory, Antoine Bernard de Raymond, Sylvain Bordiec, Louise Doglio et Marthe-Aline Jutand, « Des Parcours d’engagement vers une démocratie alimentaire », Rapport de recherche, Bordeaux, Acclimat’action, 2024.
[25] Le féminin neutre est ici employé en raison de la majorité de femmes au sein du groupe concerné.
[26] Bernard Friot, Puissances du salariat, 2e édition, Paris, La Dispute, 2012 ; Nicolas Da Silva, La bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé, Paris, La Fabrique, 2022.
[27] Nicolas Da Silva, op. cit.
[28] Lizabeth Cohen, A Consumers’ Republic: The Politics of Mass Consumption in Postwar America, Reprint edition, New York, Knopf Doubleday Publishing Group, 2003.
[29] Guillaume Gourgues, Les politiques de démocratie participative, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2013.
[30] Ces « idées reçues » reprennent celles qui sont présentées dans l’ouvrage collectif de Nicolas Bricas, Damien Conaré, Marie Walser, Une écologie de l’alimentation, Versailles, éditions Quæ, 2021.
[31] Cette Charte est disponible à l’adresse suivante : https://acclimataction.fr/wp-content/uploads/2024/01/Charte-Commune-de-Conventionnement-.pdf
[32] Pour une schématisation de la gouvernance, voir : https://caisse-alimentaire-ssa-gironde.fr/?Gouvernance
[33] La MonA est la monnaie alimentaire utilisée pour le versement de l’allocation et les transactions, créée dans le cadre de l’expérimentation de la SSA de Montpellier.
[34] Philippe Cardon, Thomas Depecker, Marie Plessz, Sociologie de l’alimentation, Malakoff, Armand Colin, 2019.
[35] Nicolas Darmon, Adam Drewnowski, « Contribution of food prices and diet cost to socioeconomic disparities in diet quality and health: a systematic review and analysis », Nutrition Reviews, vol. 73, no 10, 2015, p. 643-660 ; Cyrielle Denhartigh, « Viande : pourquoi est-il si difficile de s’en passer ? », Revue Projet, vol. 367, no 6, 2018, p. 66-74.
[36] Peter Scarborough, Paul N. Appleby, Anja Mizdrak, Adam D. M. Briggs, Ruth C. Travis, Kathryn E. Bradbury, Timothy J. Key, « Dietary greenhouse gas emissions of meat-eaters, fish-eaters, vegetarians and vegans in the UK », Climatic Change, vol. 125, no 2, 2014, p. 179-192.
[37] Matthew T. Huber, Climate Change as Class War: Building Socialism on a Warming Planet, London, Verso, 2022.
[38] Cf. dans ce numéro la contribution de Philippe Batifoulier et Nicolas Da Silva.
[39] https://securite-sociale-alimentation.org/la-ssa/les-trois-piliers-du-mecanisme-de-ssa/ (Consulté le 29 mai 2024).
[40] Nicolas Da Silva, op. cit.
[41] Cette dernière posture est par exemple clairement exprimée dans l’ouvrage de Laura Petersell et Kévin Certenais, Régime général. Pour une sécurité sociale de l’alimentation, Saint-Étienne, Riot éditions, 2021.

