De quoi la lutte pour l’emploi est-elle le nom ?

Par Mathieu Grégoire

Chronique parue initialement dans Alternatives Économiques en juillet 2022

Nous vivons une situation historique paradoxale en matière d’emploi : nous ne sommes pas au plein-emploi et pourtant jamais la population en âge de travailler n’a été autant en emploi qu’aujourd’hui.

Depuis des décennies, les pouvoirs publics sont engagés – au nom de la lutte contre le chômage –dans des politiques en faveur de l’emploi. Nous courons donc, sans trop nous interroger sur la pertinence d’un tel objectif, derrière le plein-emploi.  Pourquoi s’interroger d’ailleurs ?  L’emploi c’est bien. Le chômage c’est mal. Et lutter contre le chômage passe par la création d’emplois. Tout ça semble être frappé du coin du bon sens.

Pourtant les choses sont très loin de fonctionner de façon si simple et si évidente.

Le plein-emploi…pour quoi faire?

Prenons d’abord toute la mesure de la situation actuelle :  à force de créer des emplois – au nom de la lutte contre le chômage – nous sommes parvenus à un niveau d’emploi jamais atteint historiquement. En 2021, le taux d’emploi a atteint un record à 67,5% de la population en âge de travailler (15-64 ans). Jamais l’INSEE n’avait enregistré un tel niveau. Même au beau milieu des années 1970 et des « Trente glorieuses » dont nous entretenons la nostalgie, l’emploi n’avait pas un tel niveau d’emprise dans la population en âge de travailler. Alors pourquoi nous battons-nous pour davantage d’emploi encore ? Pour venir à bout d’un taux de chômage qui demeure encore, début 2021, au-dessus de 7%. Mais les créations d’emploi ont-elles vraiment pour effet de faire baisser le chômage ?

Regardons les choses dans le détail en distinguant deux périodes.

De 1995 à 2010[1], l’évolution de l’emploi se caractérise par une étrange arithmétique. Il y avait 3 millions de chômeurs en 1995. Nous avons créé 3 millions d’emplois entre 1995 et 2010… Il y avait toujours 3 millions de chômeurs en 2010. 3 – 3 = 3 ! Cette arithmétique n’est en réalité étonnante que si l’on a la naïveté de penser que l’emploi et le chômage ne sont que les deux faces d’une même pièce… Et qu’il suffit de créer des emplois pour faire diminuer d’autant le chômage.  Entre 1995 et 2010, en réalité, les 3 millions d’emplois créés ont été absorbés par l’augmentation de 3 millions de personnes de la population active… Et cette augmentation de la population active correspond également à l’augmentation de la population en âge de travailler de 3 millions de personnes. Donc créer des emplois ne s’est traduit par aucune baisse du nombre de chômeurs durant cette période. Mais c’est normal nous dit-on : la population a augmenté. Il faut créer des emplois non seulement pour faire baisser le nombre de chômeurs mais également pour absorber l’augmentation démographique de la population en âge de travailler.

Admettons-le. Mais comment expliquer dans ce cas, la dynamique observée depuis dix ans ?

Créer des emplois n’est pas réduire le chômage

De 2011 à 2019, l’argument de la démographie tombe complètement. Et pour cause, la population en âge de travailler a commencé à baisser : la population des 15-64 ans a diminué d’environ 400 000 personnes. Et on a créé 900 000 emplois ! Qu’est-ce que cela signifie ? Dans le monde (malheureusement imaginaire) dans lequel les créations d’emploi et les variations de la démographie ont un effet direct sur le nombre de chômeurs, on pourrait imaginer que 900 000 emplois en plus et 400 000 personnes en moins dans la population puissent donner le potentiel d’une baisse du nombre de chômeurs allant jusqu’à 1,3 millions. En réalité le nombre de chômeurs n’a baissé que de 400 000 personnes. Pourquoi 900 000 chômeurs n’ont-ils pas bénéficié de cette conjoncture économique et démographique pour trouver un emploi ? La réponse est assez simple : cette conjoncture a été l’occasion de faire baisser la population inactive de 900 000 personnes. La lutte pour l’emploi s’est avant tout traduite par une mise en emploi des plus âgés et des plus jeunes en repoussant l’âge de départ à la retraite, d’une part, en accentuant l’emprise du marché du travail sur les jeunes d’autre part. Voilà le type de dynamiques qui permettent tout à la fois de maintenir un taux de chômage encore important tout en battant des records de taux d’emploi. Les créations d’emplois n’ont qu’un effet mineur sur la baisse du nombre de chômeurs. Elles ont surtout pour effet d’augmenter le taux d’emploi c’est-à-dire avant tout la proportion de jeunes et de seniors qui se trouvent en emploi au lieu d’être scolarisés ou en retraite.

Au-delà des fausses évidences, il y a bien lieu de s’interroger : de quoi la lutte pour l’emploi est-elle vraiment le nom ? Celui de la lutte contre le fléau du chômage ? Ou celui du recul de l’âge du départ à la retraite et de la déscolarisation des jeunes ?


[1] L’ensemble des données mobilisées dans la tribune correspondent aux séries longues du marché du travail (enquêtes Emploi de l’INSEE) en se limitant à la population des 15-64 ans pour la France entière (hors Mayotte) https://www.insee.fr/fr/statistiques/4498649?sommaire=4498692