Délivrés de l’ubérisation ? L’encourageante condamnation du géant de la livraison au pénal

Par Chloé Lebas

mis en ligne le 22 juin 2022

Du 8 au 16 mars 2022 a eu lieu le « procès Deliveroo » au Tribunal correctionnel de Paris. Le verdict s’est tenu un mois plus tard, le 19 avril, sous les feux des projecteurs. Cette décision était très attendue : c’est la première fois qu’une plateforme est jugée au pénal, pour travail dissimulé et fraude aux cotisations sociales.

Du point de vue du salariat, l’enjeu est d’importance : les plateformes ont systématisé – et sont en phase de normaliser – le recours à l’auto-entrepreneuriat pour volontairement contourner le statut de salarié. La création du statut d’auto-entrepreneur en 2008 a été une aubaine dont les plateformes se sont saisies, vantant les mérites de l’autonomie, de la liberté et de la flexibilité, pour opérer une « négation de la subordination »[1] tout en externalisant sur les travailleur·ses les risques liées aux variations de l’activité[2]. La situation d’« employeur déguisé »[3] permet donc de transférer les obligations d’employeur (notamment l’acquittement des cotisations patronales) sur les travailleur·ses « partenaires ».

Plusieurs décisions de justice avaient déjà été rendues par la Cour de Cassation ou les prud’hommes – et reconnaissaient l’existence d’un lien de subordination – mais il s’agissait toujours de saisines et de décisions individuelles, qui ne débouchaient que sur une compensation financière pour le ou la plaignant·e. Au contraire, une décision au pénal implique une saisine et une décision collectives, reconnaissant un caractère systématique au délit. Par ailleurs, c’est la première fois que des dirigeants étaient personnellement mis en cause et leur responsabilité en tant qu’individu engagée.

Quels sont les protagonistes de ce procès?

Sur le banc, quatre accusés : outre l’entreprise Deliveroo, représentée par Dirk Boagert, actuel responsable des opérations internationales, se tenaient Hugues Decosse, ancien directeur général de juin 2016 à octobre 2018, Adrien Falcon, ancien directeur général de janvier 2015 à juin 2016 et Elie de Moustier, ancien directeur des opérations sur la période mars 2015 – mai 2018. Côté parties civiles, beaucoup de monde aussi : pas moins de cinq organisations syndicales (la Confédération Générale du Travail, la Confédération Nationale du Travail-Solidarité Ouvrière, l’Union syndicale Solidaires, Sud commerces et services Île-de-France et le Syndicat National des Transports Légers), 116 livreur·ses défendu·es par neuf avocat·es, ainsi que deux témoins (une restauratrice et un sociologue). La défense avait aussi fait appel à deux témoins, deux anciens livreurs dont un « ambassadeur »[4]. L’Urssaf[5] et l’Inspection du travail, qui ont saisi le Parquet après plusieurs enquêtes menées par la Direccte[6], l’Urssaf et l’Office central de lutte contre le travail illégal entre 2016 et 2019, étaient présentes. Le procès ne portait que sur la période, dite de prévention, correspondant à l’enquête de la Direccte, soit du 20 mars 2015 au 12 décembre 2017. Les livreurs ont pu détailler la nature de leur activité lorsqu’ils travaillaient avec (« pour » diront-ils souvent) Deliveroo, décrivant les amplitudes horaires, le stress et les angoisses liées à leurs performances, la surveillance et le contrôle non pas uniquement par l’algorithme mais par les managers, les directives grimées en « conseils » sous forme d’e-mails envoyés à tous les coursiers pour rappeler les règles de l’entreprise ou en appeler aux « bonnes pratiques » fixées unilatéralement par cette dernière, pouvant mener à des déconnexions punitives. Face à un jury intéressé par leurs récits, qui appuient très largement la décision rendue, ils ont aussi partagé des détails de souffrances, physiques comme psychologiques, allant de la pression indirecte ou l’isolement social au harcèlement sexuel reproduit par les dirigeants ou employés de l’entreprise.

Quelle décision de justice?

Les peines requises par le Parquet correspondaient au maximum prévu dans le cas d’un délit de travail dissimulé : 375 000 € d’amende pour l’entreprise, douze mois d’emprisonnement et cinq ans d’interdiction de diriger une entreprise avec sursis, ainsi qu’une amende de 30 000 €, pour les deux ex-dirigeants, et quatre mois de prison avec sursis et une amende de 10 000 € pour l’ancien chef des opérations, accusé de complicité. La procureure demandait que les peines, une fois effectives, soient affichées, par exemple sur le site et l’application de Deliveroo.

C’est une victoire historique pour les livreur·ses puisque le tribunal a décidé de suivre le ministère public et de condamner Deliveroo et ses ex-cadres dirigeants à ces peines maximales, écartant uniquement la publicisation de la décision pour MM. Falcon, Décosse et De Moustier.

Une victoire?

Au-delà de l’aspect symbolique très fort pour les livreurs, dont on reconnaît officiellement la véracité des vécus et récits et au-delà de l’inversion du rapport de force dans ce combat de David contre Goliath, ces condamnations nous livrent plusieurs enseignements. Les peines actent des culpabilités mais, surtout, elles font exister des réalités ; les faits deviennent « vrais » parce qu’ils ont été reconnus par la justice. Les peines d’emprisonnement, l’interdiction de diriger une société et les dommages et intérêts aux livreurs comme aux organisations syndicales, chacune de ces condamnations délivre trois « vérités » qui sont autant de points d’appui fondamentaux pour notre compréhension des relations de travail via les plateformes mais aussi pour les luttes à venir. Tout d’abord, en caractérisant le délit de travail dissimulé ce jugement reconnaît que les livreurs devraient être salariés et que Deliveroo est un employeur ; il permet donc de définir les acteurs de la relation professionnelle et leur « identité » (1). Ensuite, le déroulement du procès (davantage que la décision) a été éclairant quant à l’organisation des multinationales, notamment dans les relations entre siège et filiale, qui permet de ne nommer aucun responsable (2). Finalement, en reconnaissant les livreur·ses comme salarié·es et en dédommageant les organisations syndicales au nom de leur représentativité de ces travailleur·ses, on voit se dessiner les figures de la relation tripartite entre État, patronat et syndicats qui est au cœur des relations professionnelles, ce qui est fondamental dans un secteur privé de représentation (3). 

Reconnaître le travail dissimulé : l’enjeu définitionnel du statut de travail et de la nature de la plateforme

Parce qu’elle fait partie des entreprises « mascotte » du phénomène d’« ubérisation », Deliveroo est sous le feu des projecteurs depuis plusieurs années. Très décrié au sein de l’opinion publique et des spécialistes, ce procédé de mobilisation de la main d’œuvre consiste notamment à pousser le processus d’externalisation et de sous-traitance au point où l’entreprise impose un statut d’auto-entrepreneur (devenu micro-entrepreneur) aux travailleur·ses qui réalisent les prestations en son nom. La crainte est à la diffusion de cette situation d’infra-emploi avec toutes ses conséquences néfastes pour les travailleur·ses : absence de protection sociale, précarité, absence d’organisation collective et flexibilisation accrue du marché du travail. De son côté, Deliveroo martèle qu’elle ne serait qu’une plateforme d’intermédiation – entre restaurants, livreur·ses et client·es – et non un employeur. Son rôle serait donc seulement de mettre en relation des entités indépendantes pour faire se rencontrer offre et demande de services, et non pas de livrer, ce qui serait le rôle de l’entrepreneur·se individuel·le qu’est le livreur ou la livreuse.

Depuis plusieurs années, une bataille juridique est menée sur la nature des plateformes – mise en relation ou livraison – et le statut des travailleurs – indépendants ou salariés. Les enjeux sont convergents entre ces deux questions : si la plateforme met en relation, alors elle peut avoir recours à des indépendants ; si elle livre, alors elle subordonne les travailleurs considérés comme salariés de fait. Selon Matthieu Vicente, ce serait l’une des particularités des plateformes que « de faire déjouer l’opération de qualification de façon à contourner les régimes juridiques qui leur sont applicables »[7]. Un ensemble de décisions de justice ont été rendues au niveau national et européen depuis l’installation des plateformes sur le continent qui illustrent cette ambivalence (voir encadré 1). Au niveau législatif, plusieurs lois sont allées dans le sens des plateformes. À commencer par la Loi Orientation et Mobilités (LOM) votée en 2019 qui a commandé l’ouverture d’une commission parlementaire menée par M. Frouin. Son rapport, rendu le 1er décembre 2020, envisage différents statuts de travail après avoir exclu d’emblée le salariat,  tout en reconnaissant pourtant dans son préambule qu’il s’agirait de la solution la plus pertinente[8]. Le rapport recommande donc que les livreurs optent pour le portage salarial, la constitution en SCOP, ou encore le recours aux coopératives d’activité et d’emploi (CAE). Bref, autant de solutions faisant porter la responsabilité du statut aux travailleurs et jamais à la plateforme. Dans sa suite, le rapport Mettling s’est penché sur la représentation des livreurs en insistant sur leur qualité d’indépendants. La loi de 2019 faisait suite à celle du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite « loi Travail », qui tout en introduisant dans le Code du travail le principe de « responsabilité sociale » des plateformes numériques vis-à-vis des travailleurs, reconnaissait ces derniers comme indépendants.

À l’opposé d’un arsenal législatif qui tend à ne retenir des plateformes que leur fonction de mise en relation, la décision du 19 avril 2022 est venue conforter toute une partie de la jurisprudence reconnaissant Deliveroo comme une plateforme de livraison – elle organise le service de A à Z –, embauchant des travailleurs qui ont de fait la qualité de salariés subordonnés puisque la plateforme les dirige, les contrôle et les sanctionne[9]. Cette décision fait suite à une étude in concreto des conditions réelles de travail, basée sur les témoignages et les enquêtes existantes, qui permet au juge de qualifier la véritable nature juridique du contrat en droit du travail. Or, reconnaître que le contrat liant la plateforme au livreur est salarial et non commercial est la première étape vers un ensemble de revendications liées au statut de salarié puisque la subordination donne des droits à la représentation, à la protection sociale, à la syndicalisation, aux congés payés. L’employeur, lui, a des devoirs qui lui sont propres, notamment celui de s’acquitter de ses cotisations sociales. C’est pourquoi l’Urssaf s’est constituée partie civile et a obtenu 27 230 € au nom de son préjudice matériel, 100 000€ au nom de son préjudice moral et ce, en plus des 3 millions saisis lors de l’enquête dont le jugement a acté qu’ils devaient être confisqués. L’Urssaf a estimé que, grâce à ce travail dissimulé, Deliveroo avait économisé 964 136 € de cotisations simplement entre avril et décembre 2015. Le verdict est intransigeant puisque dans leur justification du trouble à l’ordre public causé par Deliveroo, les juges rappellent que cette fraude sociale et fiscale a lieu dans un contexte de déficits publics lourds et d’une dette publique élevée. Ce contournement du mécanisme solidaire de protection sociale crée, par ailleurs, une concurrence déloyale entre la plateforme et les employeurs du secteur qui « jouent le jeu » du paiement des cotisations sociales.

Encadré 1 : Jurisprudence concernant la requalification/le lien de subordination des travailleurs des plateformes : des décisions multiniveaux contradictoires

– L’arrêt de la chambre sociale de la Cour d’Appel de Paris du 20 avril 2017 (Take Eat Easy) a rejeté la demande de requalification du contrat aux motifs que le coursier n’était lié à la plate-forme numérique par aucun lien d’exclusivité ou de non-concurrence et qu’il restait libre chaque semaine de déterminer lui-même les plages horaires au cours desquelles il souhaitait (ne pas) travailler. (annulé par l’arrêt du 28 novembre 2018)
(Source :
https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000037787075/) – Plusieurs arrêts européens : celui de la Cour de Justice de l’Union Européenne de 2017 (Asociación Profesional Elite Taxi/Uber Systems Spain SL dit UberPop) confirmé par celui de 2018 (Uber France SAS) qualifient Uber de service de transport.
(Source:
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62015CJ0434 / https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62016CJ0320)

– L’arrêt de la Cour de Cassation du 28 novembre 2018 (Take Eat Easy) reconnaît, dans le cas d’espèce, un véritable pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation de travail du livreur caractérisant un lien de subordination et, par conséquent, l’existence d’un contrat de travail.
(Source :
https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000037787075/)

– Cette interprétation est maintenue par l’arrêt du 4 mars 2020 de la Cour de Cassation (Uber) qui confirme que dans la relation entre l’indépendant et Uber, la société a le pouvoir de donner des instructions, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner le non-respect des instructions données et donc confirme que le contrat d’un chauffeur Uber est un contrat de travail.
(Source:
https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000042025162?isSuggest=true)

– L’arrêt de la chambre sociale de la Cour d’Appel de Paris du 8 octobre 2020 (TokTokTok) rejettent, grâce à un faisceau d’indices au regard des conditions réelles d’exercice, la demande de requalification de deux livreurs l’ayant saisie.
(Source :
https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000042438733?isSuggest=true)

– L’arrêt de la chambre sociale de la Cour d’Appel de Paris du 7 avril 2021 (Deliveroo) écarte tout lien de subordination juridique permanente et donc l’existence d’un contrat de travail.
(Source :
https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000042025162?isSuggest=true)

Reconnaître les responsabilités : l’algorithme n’est pas le patron

Ce procès avait la particularité de convoquer quatre prévenus à la barre : trois personnes physiques, individuelles, et une personne morale, l’entreprise. Comme dans toute action juridique, les auditions devaient servir à déterminer les responsables du délit. Ce qu’on appelle « imputabilité » et « intentionnalité » en droit devait être déterminé par les juges suite à de nombreuses questions portant sur l’organisation, notamment hiérarchique, de l’entreprise, sur le poste et les pouvoirs de chacun, etc. Plutôt que de ressortir du procès avec des éléments sur le fonctionnement (opaque) de l’entreprise, c’est l’impression de flou qui prédomine. Chacun des prévenus français responsables de la filiale française a renvoyé la responsabilité au siège londonien. « Londres », comme entité à part entière, était opposée à « la France » ou « Paris ». Le fondateur de Deliveroo et représentant légal de la filiale française, William Shu, n’était pas présent au procès pour représenter l’entreprise attaquée dans ce procès. Si son absence était un éléphant dans la pièce et qu’elle a été plusieurs fois regrettée par les magistrates et les avocats des parties civiles, W. Shu considérait qu’il n’avait pas de « contribution significative à apporter au dossier », n’ayant « aucune responsabilité directe ou opérationnelle au sein de Deliveroo France ». Il a expliqué par écrit aux juges que les responsabilités étaient détenues par les managers de la société basés en France.

Le seul présent pour représenter la multinationale, l’actuel responsable des opérations internationales, semblait se demander ce qu’il faisait là : il ne savait pas comment les décisions avaient été prises, ne mentionnait ou ne décrivait aucun service ou nom, « supposant » par exemple que les contrats étaient validés au niveau du siège, ne sachant pas répondre à la plupart des questions, se contentant de répéter que Londres ne décidait pas tout et que la gestion quotidienne incombait à Paris. En termes de responsabilité, les seuls éléments objectifs auxquels se rattacher étaient les délégations de pouvoir ; de M. Shu à M. Falcon puis à M. Decosse, puis de M. Decosse à M. de Moustier.

Suscitant l’hilarité dans la salle d’audience, les prévenus ont plusieurs fois évoqué une « organisation matricielle ». Ce terme veut en réalité dire, traditionnellement, que les salariés dépendent de plusieurs managers. L’argument est utilisé pour diluer les responsabilités entre plusieurs têtes. L’autre argument avancé était la dépendance à la technologie, qui aurait des logiques propres et contraindrait les décisions (notamment en termes de contrôle algorithmique).

La quadruple condamnation, des trois ex-dirigeants français et de la firme, au nom de l’autonomie dans la prise de décisions des trois français du fait des délégations de pouvoir et de leurs responsabilités dans la gestion quotidienne, mais aussi de la centralité du siège londonien dans la prise de décision, a l’avantage significatif de personnifier la gestion des plateformes. En reconnaissant la double responsabilité des dirigeants français et de l’entreprise-mère londonienne, la justice reconnaît que l’algorithme n’est pas autonome et qu’il n’a pas de volonté propre. Ce sont bien des humains qui sont personnellement responsables des orientations et choix économiques ou managériaux de ces entreprises numériques[10].   

Reconnaître la représentation syndicale : un pas vers l’institutionnalisation des relations professionnelles

L’absence de William Shu au procès est à l’image des relations professionnelles du secteur : du côté du patronat, il n’y a pas de représentant. Si l’État s’implique dans l’organisation et les conditions de travail des livreurs et si les livreurs s’organisent et protestent collectivement sous des formes diverses, le troisième acteur du triptyque des relations professionnelles[11] ne semble exister que dans un rapport unilatéral à l’État, lors de consultations des plateformes par ce dernier ou lors du pantouflage de leurs membres[12]. Il en est de même au niveau transnational : alors que des tentatives de représentation émergent, celles-ci se heurtent à l’absence de représentation patronale à un niveau de négociation pourtant adapté aux multinationales[13]. C’est notamment cette absence de relations professionnelles qui « juridicise » les conflits au travail qui se déversent de l’entreprise au tribunal ; on l’observe bien dans la reconversion des répertoires d’action des organisations de livreurs, où aux premières grèves ont rapidement succédé une multiplication des procédures de requalification. Les syndicats ont participé en nombre à ce procès : on l’a dit, cinq organisations syndicales étaient parties civiles, tandis que le CLAP – qui est une association et ne peut pas justifier de l’ancienneté et la légitimité nécessaire – était représenté par son avocat, Kevin Mention, qui a coordonné l’action pour les parties civiles.

Dans leurs plaidoiries, les avocats de salariés ont dénoncé le trouble à l’ordre public causé par la « casse du Code du travail » dont Deliveroo serait responsable, et ce au détriment de tous les travailleurs ; du côté des entreprises du secteur, le SNTL a dénoncé la concurrence déloyale introduite par les plateformes. Les syndicats ont été amenés à prouver qu’ils défendaient, dans leur objet social ou dans leurs actions quotidiennes, des livreurs en Île-de-France jusqu’en 2017 et même après, la procureure ayant considéré que le préjudice s’étendait au-delà de la période de prévention. Dans le verdict, les juges ont considéré que le délit de travail dissimulé impliquait, entre autres, un contournement du droit syndical. Le tribunal correctionnel de Paris, dans sa décision finale, a reconnu que les syndicats devaient recevoir chacun des dommages et intérêts de 50 000 €. Or, les dommages et intérêts sont versés à ceux qui ont subi un préjudice personnel. Le jugement précise que « l’exercice d’un travail dissimulé est de nature à causer aux professions représentées par les syndicats, parties civiles, un préjudice distinct de celui subi personnellement par les salariés concernés en ce que la raison de l’existence même des syndicats est la défense des intérêts collectifs de ces salariés tant au sein des entreprises que lors de discussions avec les pouvoirs publics. »

Cette décision a une importance fondamentale puisqu’elle reconnait, pour la première fois en France, la légitimité des syndicats à défendre les travailleurs de plateforme, de manière collective et non plus seulement individuelle (via les prud’hommes par exemple), et considère que l’absence de représentation des livreurs était bien un manque. C’est donc une victoire pour les organisations syndicales qui sont reconnues comme des interlocuteurs à part entière dans le dialogue jusque-là exclusif entre plateformes et livreurs ou plateformes et pouvoirs publics.

Conclusion : requalifier pour mieux représenter ?

Notons que ce verdict a lieu dans un contexte particulier, celui de l’organisation – du 9 au 16 mai 2022 – du tout premier scrutin professionnel dans le secteur de la livraison de marchandises et du véhicule personnalisé, qui concerne les livreurs. Consacrées par l’ordonnance du 21 avril 2021 faisant suite au rapport Mettling, ces élections sur sigle ont vu neuf organisations syndicales (salariales et patronales) défendre le droit à la représentativité des livreurs en vue de négocier des accords sectoriels avec une ou plusieurs organisations représentatives des plateformes, sous l’égide de l’Autorité de régulation des plateformes d’emploi (ARPE). Les enjeux du procès sont donc liés à ces élections originales ; en reconnaissant les livreurs comme des salariés, cette décision va à l’encontre de la logique dérogatoire du droit du travail qu’incarne l’ARPE et rend plus audible voire légitime la revendication du statut de salarié pour tous. Les organisations syndicales présentes au procès ont été plusieurs à appeler au scrutin dans leur communiqué célébrant la victoire du procès Deliveroo. Leur candidature controversée à l’ARPE – puisque pro-salariat au sein d’une élection d’indépendants – gagne en cohérence suite à cette décision.

Cependant, la contre-offensive se fait déjà sentir et invite à la prudence puisque le Parlement a approuvé le 6 avril 2022 une ordonnance qui, dans le cadre de la définition des élections à l’ARPE, délivre de véritables conseils aux plateformes contre la requalification en contrat de travail des contrats commerciaux des livreurs en listant tous les éléments qui ont été déterminants dans le procès Deliveroo[14]. Si une représentation se met en place, selon une logique de représentants aux intérêts divergents, elle a la spécificité de se faire dans un contexte où les plateformes sont encore désignées, depuis la loi Travail, comme des plateformes de mise en relation et que les travailleurs sont considérés a priori comme des indépendants. Des syndicats de salariés défendant le salariat (comme la CGT ou la CNT-SO) ou d’autres ne se positionnant pas sur le statut (comme la CFDT ou la CFTC) concourent aux élections avec des organisations patronales (comme la Fédération Nationale des Transports Routiers) ou des associations de défense des auto-entrepreneurs (comme la FNAE[15]). Les résultats témoignent de cette ambivalence : parmi les quatre organisations représentatives, la FNAE l’emporte, talonnée par la CGT. La CFDT est troisième, suivie de très loin par Sud commerces et services. Il est à craindre que ces quatre organisations syndicales n’aient pas la même manière de voir la représentation des intérêts des livreurs. Entre demandes de requalification d’un côté et plus grande liberté entrepreneuriale de l’autre, il est à craindre que la bataille se fasse davantage entre syndicats au sujet de leur légitimité à représenter les travailleurs du secteur plutôt que vis-à-vis des plateformes. La FNAE a d’ailleurs défendu des positions plus proches de celles des plateformes que celles défendues par la CGT par exemple. Tant que l’ambivalence du statut perdure entre des lois et des jurisprudences contradictoires, la représentation ne peut se faire qu’au nom d’intérêts eux-mêmes contraires. L’enjeu législatif est donc celui d’une reconnaissance totale des travailleurs de plateformes comme salariés – comme en Espagne – et pour cela, certains se tournent vers la directive européenne[16] en préparation instaurant


Notes:

[1] Barbara Gomes, « La plateforme numérique comme nouveau mode d’exploitation de la force de travail », Actuel Marx, vol. 63, no. 1, 2018, pp. 86-96.

[2] Sarah Abdelnour, Sophie Bernard, « Vers un capitalisme de plateforme ? Mobiliser le travail, contourner les régulations », La nouvelle revue du travail, vol. 13, 2018.

[3] On reprend le terme fréquemment employé pour les travailleurs de plateforme de « salariés déguisés », mais moins souvent appliqué aux plateformes qui leur imposent cette situation de travail.

[4] Les « ambassadeurs » étaient des livreurs « intermédiaires » chargés de faire le lien entre les managers locaux (les « ops ») et la flotte de livreur·ses. Pendant le procès, les avocats de la défense diront qu’ils étaient « les yeux de Deliveroo sur le terrain ». Si leur rôle a disparu depuis, ils ont généralement pu maintenir une rémunération plus avantageuse que les autres livreur·ses.

[5] Union de recouvrement des cotisations de Sécurité sociale et d’allocations familiales.

[6] Direction régionale de l’économie, de la concurrence et de la consommation, du travail et de l’emploi.

[7] Matthieu Vicente, « Le modèle d’affaire des plateformes numériques aux prises avec le droit : la prévalence des règles d’ordre public sur la stratégie de contournement des plateformes numériques », Communication lors de la journée d’études Le capitalisme de plateforme à l’heure de la crise sanitaire, Idex TEMP, Université de Strasbourg, janvier 2022.

[8] Dans son rapport au Premier Ministre du 1er décembre 2020, Jean-Yves Frouin liste en introduction les différents statuts envisagés et écrit « La reconnaissance d’un statut de salarié à tous les travailleurs des plateformes est une deuxième option. Elle aurait pour avantage de régler immédiatement les questions de sécurité juridique en éteignant les contentieux en requalification. Elle aurait également pour effet d’étendre aux travailleurs des plateformes les droits et protections des salariés. Cette option techniquement aisée à mettre en œuvre amènerait enfin de la clarification. Ce n’est, cependant, pas l’hypothèse de travail des pouvoirs publics ayant initié cette mission. » (p.3). Les avantages du statut salarié sont indéniables, pourtant il est abandonné par la mission Frouin car il ne correspond pas à la feuille de route du gouvernement commanditaire.

[9] La direction, le contrôle et la sanction sont les trois critères classiquement retenus pour qualifier une relation de subordination, retenue en droit comme caractéristique de la relation salariale.

[10] On se réfère aux travaux d’Antonio Casilli notamment En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Point, 2021. Il démontre que derrière les intelligences artificielles, le travail digital, loin d’annoncer la fin du travail, met au travail des centaines de travailleurs du clic précaires. Dans le cas de Deliveroo, on peut penser au service client exporté à Madagascar qui sont les invisibles de la plateforme (voir, sur les centres d’appels, Patrick Cingolani, La colonisation du quotidien, Paris, Éditions Amsterdam, 2021).

[11] Antoine Bevort, Annette Jobert, Sociologie du travail, les relations professionnelles, Paris, Armand Colin, 2011.

[12] On pense en particulier à Hervé Novelli, ancien secrétaire d’État au commerce, à l’artisanat, aux petites et moyennes entreprise sous le mandat Sarkozy, père du régime d’auto-entrepreneur (voir Sarah Abdelnour, Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, Paris, PUF, 2017), également plusieurs fois député national et européen, qui est à présent le président de l’Association des Plateformes d’Indépendants (API) dont Deliveroo et Uber sont membres. 

[13] François Aballéa, Arnaud Mias (dir.), Mondialisation et recomposition des relations professionnelles : un état des lieux, Toulouse, Octares, 2010.

[14] Voir ici le texte de Ordonnance n° 2022-492 du 6 avril 2022 renforçant l’autonomie des travailleurs indépendants des plateformes de mobilité, portant organisation du dialogue social de secteur et complétant les missions de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000045522912)

[15] Fédération Nationale des Auto-entrepreneurs et micro-entrepreneurs.

[16] Le projet de directive 2021/0414/COD a été présenté le 9 décembre 2021 par la Commission européenne et doit encore être étudiée par le Conseil de l’Union européenne.