Par Mathieu Grégoire
La réforme de l’assurance chômage (décret du 31 mars 2021) instaure un mécanisme de calcul de l’indemnité journalière qui, en se donnant pour objectif de diminuer les allocations servies aux salariés ayant une discontinuité de l’emploi, aboutit à un résultat étonnant en termes d’incitation : dans certaines conditions, travailler pourra non pas faire « gagner plus », non pas faire « gagner moins », mais se traduire par une perte nette d’argent. Autrement dit, dans de nombreuses situations, la perte de droits causée par un emploi sera très supérieure au salaire apporté par cet emploi.
Pour le comprendre, il suffit de repartir de la façon dont est calculé le Salaire Journalier de Référence (SJR) et de s’appuyer sur un cas très simple.
Le salaire de référence correspond à l’ensemble des salaires perçus dans la période de référence de 24 mois, que divise le nombre de jours calendaires compris entre le premier jour du premier contrat et le dernier jour du dernier contrat. Avec le décret du 31 mars 2021, le nombre de jours chômés comptabilisés est plafonné (il représente au maximum 75% du temps en emploi[1]).
Prenons le cas simple de Justine qui connaît un épisode de chômage de 6 mois après un emploi de 6 mois (et seulement cela). Pour elle, la réforme est sans effet dans la mesure où, pour le calcul de son salaire de référence, on va diviser la somme de tous ses salaires mensuels par le nombre de jours de son contrat. Comme elle n’a pas de jours de chômage intercalés entre deux emplois, la réforme n’implique pas de baisse pour elle.
Quelle aurait été son indemnisation si Justine avait eu, un an plus tôt, un contrat court (dûment déclaré) pour une journée de travail rémunérée 70 euros ? Dans cette hypothèse, son salaire de référence est augmenté au numérateur de 70 euros et aurait été augmenté au diviseur de 365 jours dans la première version du décret, celle de 2019 retoquée par le Conseil d’État. En effet, la période à considérer au diviseur débute avec le premier jour du premier contrat… Un seul contrat peut dès lors avoir un effet considérable. Avec la nouvelle version de la réforme, le diviseur sera plafonné : ne seront pris en compte que 136 jours de chômage correspondant à 75% de son temps d’emploi (de 6 mois). Malgré ce plafonnement, l’effet est massif puisqu’on fait intervenir dans son calcul 136 jours en plus, qui correspondent à une augmentation de seulement 70 euros de salaire au numérateur. Pour le dire autrement, l’effet sur son indemnisation est identique à celui qu’auraient produit, avant la réforme, 136 jours de travail payés 70 euros ! Le résultat est simple : au lieu de percevoir, durant son épisode de chômage de 6 mois, des allocations mensuelles de l’ordre de 980 euros, elle percevra des allocations mensuelles de l’ordre de 650 euros. Dans son cas, sa journée de travail rémunérée 70 euros se traduit par une perte d’un tiers de ses indemnités, soit 330 euros pendant 6 mois, c’est-à-dire par une perte de près de 2000 euros.
La nouvelle règle de calcul du Salaire journalier de référence (SJR)
Le principe est relativement simple. Auparavant, le Salaire Journalier de Référence (SJR) correspondait à un salaire journalier moyen. Le nombre de jours travaillés ne le modifiait donc pas. Un salarié payé au SMIC avait pour salaire journalier de référence le SMIC journalier qu’il ait travaillé 4 mois, 6 mois, un an ou deux ans.
La révolution introduite par la réforme de l’assurance chômage de 2019 consiste à considérer dans le calcul du SJR non plus les seuls jours travaillés, mais aussi des jours non travaillés, à savoir tous les jours chômés compris entre le premier et le dernier contrat pris en considération.
Aussi avec un calcul opéré sur 24 mois et un seuil d’accès fixé à 6 mois, cela pouvait-il conduire – dans la première version de cette réforme correspondant au décret de 2019 – à prendre en considération dans le calcul jusqu’à 3 jours chômés pour 1 jour en emploi et, ainsi, diviser par quatre le salaire de référence. Prenons un salarié ayant eu 6 mois d’emploi payés 1500 euros mensuels, avec 18 mois de chômage intercalés. Avant la réforme de l’assurance chômage, son salaire mensuel de référence pris en compte pour le calcul de son indemnité aurait été de 1500 euros. Après la réforme, ce montant aurait été divisé par 4 : 6 mois * 1500 euros / 24 mois = 375 euros.
Suite à la décision du Conseil d’État, un plancher a été établi dans le projet de décret de mars 2021 afin d’éviter que la chute soit si importante. Comme le gouvernement l’a annoncé le 2 mars 2021, ce coefficient assure que le nombre de jours chômés pris en considération dans le diviseur du SJR représente au maximum 43% du temps pris en considération et le nombre de jours travaillés au minimum 57%. Pour le dire autrement, pour 1 jour d’emploi donné, on peut prendre en considération au maximum 0,75 jours chômés (au lieu de 3 dans le décret de 2019). Dans le cas évoqué précédemment, cela conduit à prendre en considération, sur les 18 mois de chômage, seulement 4,5 mois de chômage, donc 6 + 4,5 = 10,5 mois en tout. Mensuellement, cela correspond donc à un salaire de 6 mois * 1500 euros /10,5 mois = 857 euros, soit une baisse maximum de 43% du SJR.
Le cas de Justine n’est pas un cas limite. Nous donnerons plus loin des exemples pour lesquels un jour de travail peut se traduire par une perte de droits beaucoup plus importante. Mais préalablement, il faut prendre la mesure de ce que l’exemple de Justine dit de cette réforme de l’assurance chômage.
Le premier élément – assez stupéfiant – est que cette réforme, inspirée par des économistes universitaires considérés comme « orthodoxes » comme MM. Cahuc et Carcillo, aboutit à un mécanisme peu orthodoxe : travailler un jour supplémentaire pourra conduire à une perte massive de revenus. Un économiste conséquent peut-il défendre un système dans lequel une heure de travail en plus peut générer une perte massive de revenus ?
Il convient – deuxième élément – de prendre la mesure des contradictions du dispositif. En effet, l’exemple de Justine illustre que cette réforme de l’assurance chômage peut être porteuse d’une incitation à ne pas travailler. Pour Justine, accepter ce contrat court et le déclarer lui font perdre 2000 euros de droits : ce décret semble organiser les malheurs de la vertu. Punir le travail n’est-il pas contradictoire avec la logique d’incitation au travail qui motive l’ensemble des réformes de l’assurance chômage depuis le début des années 1980 ? N’est-ce pas également organiser un système ubuesque d’injonctions contradictoires à l’intérieur de Pôle Emploi ? Les conseillers « Emploi » devront-ils continuer à inciter les chômeurs à prendre des emplois même courts, pendant que les conseillers « Indemnisation » devront les en dissuader ?enEn réalité, la contradiction prendra bien plutôt la forme d’un dilemme pour les chômeurs ou d’un jeu de dupe pour Pôle Emploi. En effet, le chômeur aura clairement intérêt à éviter d’avoir des périodes de chômage intercalées entre des emplois. Comme on l’a vu, il suffit en effet d’un contrat court pour faire diminuer de façon importante son SJR. Mais une fois dans cette situation (avoir eu un contrat court, suivi d’une période de chômage), l’intérêt du chômeur sera de boucher au mieux tous les trous. Il y a un effet de cliquet : une fois qu’il aura mis le doigt dans l’engrenage des contrats courts, il sera à nouveau très incité à travailler plus, à accepter n’importe quel emploi pour éviter au maximum les périodes non travaillées entre deux emplois. L’ironie de cette réforme est que, s’il y parvenait parfaitement – par exemple si Justine enchainait des contrats sans interruption – il parviendrait seulement à rétablir les droits auxquels il aurait pu prétendre en n’ayant eu absolument aucun contrat court.
Au final l’exemple de Justine pose beaucoup de questions sur la réforme d’assurance chômage en montrant :
- une logique économique curieuse dans laquelle travailler peu faire perdre du revenu
- une contradiction entre la logique d’activation et une logique de punition de l’usage des contrats courts
- un système qui va inciter Pôle Emploi à émettre des injonctions contradictoires vis-à-vis des chômeurs.
Pour aller plus loin : Combien travailler peut-il faire perdre ?
Il est difficile de répondre à cette question avec notre outil. Et il n’y a pas nécessairement de limite théorique. Mais pour illustrer le fait que le cas de Justine n’est pas un cas limite, intéressons-nous au cas de Julien.
Julien travaille dans l’informatique. Son parcours : un contrat d’1 an à 4000 euros brut par mois, six mois de chômage, puis six mois durant lesquels il enchaîne des contrats courts qui l’amènent à travailler 15 jours par mois au même tarif de 4000 euros (ce qui lui fait un salaire mensuel de 2000 euros) puis un CDI.
Durant sa première phase de 6 mois de chômage plein, avec un Salaire Journalier de Référence de 133 euros, il perçoit une allocation mensuelle de 2280 euros. Quand il reprend des petits contrats pendant 6 mois, il cumule ses 2000 euros de salaire et une allocation de 910 euros conformément aux règles dites de l’activité réduite. Le décret de 2019 précise bien que « le cumul des allocations et de rémunérations ne peut excéder le montant mensuel du salaire de référence » Mais dans son cas, le montant mensuel du salaire de référence de 4000 euros n’est pas atteint. Par ailleurs, le nombre de jours indemnisables au cours du mois est fixé de telle sorte que « 70% des rémunérations brutes d’activité exercées au cours d’un mois civil sont soustraites du montant total des allocations journalières qui auraient été versées pour le mois considéré en l’absence de reprise d’emploi » Pour Julien, 70% du salaire correspond à 1400 euros. Il peut donc bénéficier d’une indemnisation à hauteur de 900 euros environ (on passe ici sur les règles d’arrondi). Au final, durant ces 12 mois de chômage et d’activité réduite, il aura perçu environ 19000 euros.
Que se serait-il passé s’il avait, juste une fois, eu un contrat au début de l’année précédente ?
Si on lui ajoute une journée de travail à 180 euros, 12 mois avant, son SJR tombe à 74 euros (soit une baisse de 43%) et son indemnité journalière à 42 euros (- 43% également).
Durant les 6 premiers mois de chômage, il perçoit donc une allocation mensuelle de 1270 euros. En revanche, dans les six mois suivants, qui correspondent à une activité réduite, il n’a plus droit à rien, car 70% de ce qu’il a gagné (2000 euros), c’est-à-dire 1400 euros, dépasse le montant de son allocation mensuelle de 1270 euros qui « aurait été versée en l’absence de reprise d’emploi ».
Au final, il a donc perçu 7600 euros sur les 12 mois.
Avoir eu ce contrat d’une journée lui a rapporté 180 euros de salaire. Mais cela se traduit in fine par des droits en retrait de 11 000 euros sur une seule année an (- 62%).
Cet exemple peut paraître extrême. En réalité, il ne l’est pas. Il correspondra à des situations relativement banales. Par ailleurs, l’exemple mobilise ici seulement les difficultés créées par l’articulation entre les règles de l’activité réduite et les nouvelles règles de calcul du Salaire Journalier de Référence. On a vu, dans le précédent décryptage, que les règles du droit d’option pouvaient aussi amplifier cet effet papillon. Combiner ces deux effets pourrait ainsi certainement conduire à des exemples plus spectaculaires.
Pour finir, l’examen des cas de Justine et de Julien donne bien à voir une autre dimension de cette réforme : la génération d’inégalités de traitement d’une ampleur considérable puisque des cas qui sont quasiment semblables (à une journée de travail près) donnent lieu à des droits radicalement différents. Nous examinerons ce point dans le prochain décryptage.
[1] Pour être tout à fait précis, le décret précise que : « Ce plafond est égal à 75 % du nombre de jours travaillés déterminé en application de l’article 3, converti sur une base calendaire par l’application du coefficient de 1,4 correspondant au quotient de 7 jours sur 5 ».