La désintégration par le travail

À propos de Robledo, de Daniele Zito

Paris, Christian Bourgois, 2019 (trad. de l’italien, 2017)


Par Karel Yon

Depuis des décennies, les politiques de l’emploi sont conduites dans les pays occidentaux au nom de la défense de la « valeur-travail ». L’argumentaire est le suivant : le travail est vecteur d’intégration, ce qui fait société. Et si nos démocraties se délitent, c’est parce que le travail vient à manquer. Il faut donc remettre les personnes au travail pour restaurer la civilisation, quitte à en baisser toujours plus le coût, à le rendre toujours plus flexible pour le distribuer plus largement. « Moins d’argent, plus de travail », pour reprendre – en l’inversant – un slogan ouvrier des années 1970 [1]. Dans Robledo, fable dystopique, Daniele Zito pousse ce raisonnement dans ses ultimes limites en imaginant une société où la prolifération des exclus de l’emploi aurait donné naissance à un mouvement politique de mortification par le travail, une conjuration de travailleurs bénévoles qui endossent le rôle de salarié sans réclamer de salaire.

Travail : tout doit disparaître

Robledo est le titre du livre que signe Daniele Zito, et le nom du journaliste, Michele Robledo, dont le livre est censé rassembler les écrits. L’ouvrage se présente comme un recueil de fragments d’une enquête consacrée à un phénomène mystérieux, un mouvement souterrain appelé « Travail pour le Travail » (TPT) :

« Personne ne sait d’où vient TPT, mais tous entrent tôt ou tard en contact avec l’organisation. Ses membres travaillent en général dans les centres commerciaux et dans les grandes chaînes où il est plus facile de se mêler à la foule, où personne ne sait ni ne se demande qui sont ses collègues. Du moment qu’ils ne causent pas de dégâts, personne ne les remarque. Leurs proches les laissent faire. Ils savent, mais ils ne disent rien. Ils respectent leur inquiétude. » (p. 32)

Dans une Italie contemporaine ravagée par la crise économique, des salarié·es ayant perdu leur emploi en viennent à travailler gratuitement pour retrouver un semblant de vie sociale. Ils et elles se glissent parmi les manutentionnaires d’Amazon, les vendeuses des centres commerciaux ou les employé·es de librairie. En travaillant ainsi, libérés du chantage à l’emploi capitaliste, de la crainte de perdre un salaire qu’ils ne touchent pas, ces « ghost workers », comme les appelle Robledo, redécouvrent une expérience positive du travail. Luca, un chômeur de longue durée, est le premier à livrer son témoignage. Il raconte comment, au hasard d’une course à Ikea, il retrouve la joie de travailler en accompagnant dans les rayons une vieille dame qui l’avait confondu avec un vendeur :  

« Le lendemain matin, il était de retour chez Ikea. Cette fois il avait mis un gilet jaune et bleu qui, avec un peu d’imagination, ressemblait à une tenue de travail. Il avait recommencé à travailler, exactement comme avant. Il se déplaçait dans les rayons, mettait la marchandise en ordre, dispensait des conseils, des sourires, des clins d’œil. Les gens ne cessaient de s’adresser à lui. On le prenait par un bras, on le tirait, on lui demandait le prix d’un canapé, celui d’une chaise, d’une petite vitrine. Il n’avait pas une minute de libre. […] Au bout de quelques jours, il s’était débrouillé pour avoir une tenue authentique. Il travaillait plus et mieux que n’importe quel employé. Personne ne se demandait qui il était. Personne ne lui demandait qui il était. Il n’avait pas de contrat, il n’avait pas de salaire, il n’avait rien, il se contentait de travailler, de manière irréprochable. Plus il travaillait, plus son inquiétude disparaissait. Il n’avait pas besoin d’autre chose.» (pp. 30-31)

Si les employeurs peuvent avoir intérêt à nier la réalité d’un phénomène qui leur procure une main-d’œuvre gratuite, on suppose aussi que les managers échouent à l’identifier à cause de ce qu’est devenu le travail : à ce point deshumanisé et interchangeable, incertain, en restructuration permanente que les salarié·es ne se reconnaissent déjà plus entre elles et eux. La période n’est plus aux collectifs de travail résistants, et encore moins aux utopies sociales.

Il n’empêche qu’en se réappropriant bénévolement un « métier », en décidant par lui-même de se remettre au travail, Luca recrée sa propre bulle de subjectivité autonome au milieu du travail subordonné. La valeur s’étant à ce point tellement déconnectée du travail, c’est dans l’acceptation d’un travail sans salaire, plus que dans la quête illusoire d’un travail rémunérateur, que les ghost workers regagnent un sens de l’identité sociale. Pour Michele Robledo, qui est lui-même un journaliste précaire et vieillissant, pris à la gorge par les problèmes financiers, l’odyssée de celles et ceux qu’il appelle les « travailleurs non conventionnels » ne paraît pas si folle :

« Voilà dix ans que je suis journaliste, sans m’attendre à la moindre forme de rétribution. On me paie peu et mal. Je survis en faisant des tas d’autres métiers, mais quand on me pose la question, je réponds avec orgueil : je suis journaliste. Je porte moi aussi une tenue de travail qui ne m’appartient pas, dans la vaine tentative de faire croire aux autres que je suis ce que je ne suis pas. » (p. 54)

Du communisme comme suicide collectif

Mais si le retour au travail délivré de l’emploi salarié permet de se sentir à nouveau utile et vivant, c’est au prix d’une conception radicale du don de soi. Fondus dans la force de travail anonyme, les fantômes de l’emploi travaillent jusqu’à épuisement des ressources, comme on utilise son smartphone jusqu’à ce que la batterie lâche, et finissent, dans un geste évoquant autant le burn-out que le terrorisme kamikaze et la rhétorique des coachs en développement individuel, par conclure leur « parcours personnel de libération » en se donnant la mort.

« Les ghost workers ne meurent jamais seuls : ils se suicident sur leur dernier poste de travail, souvent en entraînant avec eux le plus de gens possible. […] Tous leurs parcours de libération conduisent à la mort. De leur point de vue, il n’y a aucune autre voie pour se libérer complètement du lien du salaire. » (p. 38)

Jouant avec le récit post-moderne de la fin des « grands récits », Robledo se présente comme une mosaïque de formes d’écriture diverses, alliant carnet intime, enquête journalistique, témoignages, coupures de presse et littérature. Il entremêle l’introspection et les dérangements psychologiques du narrateur, un travailleur intellectuel prolétarisé, au récit choral des innombrables subjectivités précaires qui tout à la fois se retrouvent et s’oublient grâce à leur engagement total dans le travail. En articulant les niveaux de narration multiples que permet la forme de l’anthologie, le réalisme du récit se renforce par le doute qu’il instille en permanence sur la véracité des faits relatés par le journaliste, ou sur le caractère apocryphe de certains écrits. Daniele Zito lui-même, qui signe la postface de ce qu’il présente comme un recueil des « carnets » de Robledo, le confirme : ces écrits sont authentiques sans être véridiques, car Robledo « scrutait la réalité à travers la falsification. […] Aucun de ces textes n’est né d’une expérience réelle ; tous pourtant, avec des succès variés, ont contribué à modeler la réalité » (p. 302).

Cette chronique dystopique est d’autant plus marquante qu’elle touche à peine au réel, se contentant de réagencer quelques traits saillants du monde tel qu’il est. Elle sublime en premier lieu la multiplication des formes de travail dégradé, dénié, invisible, qui font qu’une bonne partie de la production et de la reproduction sociales reposent aujourd’hui sur du travail gratuit ou sous-payé [Simonet, 2018]. Pour qui réfléchit à la façon dont les subjectivités se forment dans l’expérience du travail, Robledo illustre par l’absurde la centralité politique du travail. Il le fait en prenant au mot l’intention néolibérale d’une liquidation totale de la force de travail, en montrant comment la transformation du travail en un actif aussi liquide que le capital mène à son anéantissement pur et simple.

« Le monde est plein d’endroits où on peut roder comme des spectres. » (p. 35)

L’autre fil permettant à Robledo de remonter jusqu’aux travailleurs fantômes de TPT apparaît dans le drame invisible – parce que dissimulé – des accidents du travail. Partant d’une enquête quasi-policière sur une épidémie d’événements mortels inexpliqués impliquant des travailleurs irréguliers, prenant là encore appui sur un trait bien réel des mondes du travail contemporains, Michele Robledo se fait sociologue. Il met au jour un fait social et c’est en cherchant à en interpréter la sérialité – ou bien le sens caché – qu’il découvre le pot-aux-roses, ou qu’il invente une explication plausible : l’existence d’un immense réseau militant aux contours politiques incertains, engagé à sa manière dans la reconquête du travail.

Selon les points de vue compilés dans l’enquête, TPT est assimilé au terrorisme islamiste, à l’extrême gauche ou à l’extrême droite. La circulation virale de vidéos macabres d’auto-exécutions sur le lieu de travail rappelle les techniques de communication d’Al Qaida. Mais l’ambiguïté du phénomène étudié par Robledo, dont la réalité autant que le caractère collectivement organisé sont en permanence mis en doute, rappelle surtout les années de plomb italiennes. Le récit policier d’une « galaxie formée de centaines d’associations préexistantes unies par un même objectif, se libérer du travail » (p. 254), convoque ainsi la mémoire de l’Autonomie et son assimilation intéressée, dans le regard de l’État, au terrorisme des brigades rouges.

Car l’écriture de Robledo est tout entière traversée, dans ses formes, ses références et ses catégories, par l’expérience d’un mouvement social et politico-intellectuel emblématique de l’Italie des années 1960-70, qui naît d’abord sous la forme de l’opéraïsme et se prolonge ensuite dans l’Autonomie[2]. La méthode opéraïste de l’enquête ouvrière, envisagée comme un moyen de découvrir et consolider l’organisation politique immanente de la classe laborieuse, se retrouve dans la façon dont Robledo met au jour la façon dont le métabolisme contemporain du capitalisme secrète les cellules de ghost workers. De même, la logique d’auto-destruction du « Travail pour le Travail » ne fait que radicaliser la stratégie du refus théorisée par les opéraïstes. Rappelons que ceux-ci faisaient l’analyse que les luttes syndicales avaient acquis un rôle fonctionnel dans le développement du capitalisme et que seule une stratégie d’insubordination radicale pouvait rouvrir une voie révolutionnaire : « Pour lutter contre le capital, la classe ouvrière doit lutter contre elle-même en tant que capital » [Tronti, 2016, p. 348][5]. Enfin, en situant son intrigue parmi les travailleur·ses intellectuel·les des services et les employé·es de commerce, le livre de Zito acte le saut « post »-opéraïste accompli par les théoriciens de l’autonomie comme Toni Negri. Il parle de l’Italie post-fordiste, celle dans laquelle « l’ouvrier-masse » de la grande industrie a cédé la place à la figure plus floue, irréductible à quelque forme de travail ou secteur économique particuliers, de « l’ouvrier-social » comme centre de toutes les attentions politiques.

En tant qu’expérience politico-littéraire d’une réalité alternative, Robledo mobilise ainsi toute l’intelligence de la tradition intellectuelle opéraïste et post-opéraïste. Il en souligne en même temps les apories, la dynamique interne d’une politique du désespoir, puisque le capitalisme en est arrivé à un tel point de son développement que la seule échappée révolutionnaire semble être celle du suicide collectif.

Il est possible, cependant, de faire jouer cette tradition contre elle-même, d’en reprendre les réflexions de façon positive pour imaginer ce que serait une politique alternative : celle, non pas de la libération du travail par sa négation, mais de son émancipation par la reconquête du salaire. Ce qui suppose de distinguer le salaire de l’emploi, en reconsidérant l’idée selon laquelle le salaire puisse ne pas être seulement la médiation politique du commandement capitaliste, mais le terrain d’une lutte pour définir une autre pratique de la valeur. À cet égard, la relecture des thèses opéraïstes sur le « salaire politique », dont on trouve trace dans le roman séminal de Balestrini [2012, p. 87-99] ou dans un petit texte de Paolo Virno sur le « salaire comme variable indépendante », permettrait d’envisager un chemin de traverse vers un « déjà-là révolutionnaire » du salariat [Friot, 2012], pour imaginer un communisme de nouveau arrimé aux pulsions de vie. C’est peut-être à ce genre de sursaut que nous invite la fable dystopique de Daniele Zito.

Karel Yon, IDHE.S (Université Paris-Nanterre, CNRS)

Références :

 

Balestrini Nanni (2012), Nous voulons tout, Genève et Paris, Entremonde (1e éd. italienne 1971).

Balestrini Nanni & Moroni Primo (2017), La Horde d’or. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle. Italie 1968-1977, Paris, L’éclat (1e éd. italienne 1988).

Friot Bernard (2012), L’enjeu du salaire, Paris, La Dispute.

Simonet Maud (2018), Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Paris, Textuel.

Tronti Mario (2016), Ouvriers et capital, Genève, Entremonde (1e éd. 1966).

 


[1] « Plus d’argent, moins de travail » était un slogan emblématique de « l’automne chaud » de 1969, qui fut le point culminant de l’insubordination ouvrière en Italie.

[2] Pour une introduction à ces courants, on lira avec profit les guides de lecture proposés sur le site de la revue Période : « Opéraïsmes », par Julien Allavena et Davide Gallo Lassere, et « Autonomies italiennes », par Julien Allavena et Azad Mardirossian. L’épais recueil de Nanni Balestrini et Primo Moroni [2017], compilation de multiples fragments liés à cette histoire, permettra d’en prolonger la découverte.